Après avoir rejoint, en 1987, les Éditions du Boréal, Jean Bernier a accompagné beaucoup d'écrivains dans toutes les étapes menant à la publication d'un livre. Il est le directeur de l'édition de cette maison qui célèbre cette année ses 50 ans d'existence.

De la littérature, on a souvent dit qu'elle permet de voyager sans sortir de chez soi. Est-ce selon vous le meilleur moyen, à la portée de tous, pour découvrir le monde?

Il y a sans doute une part de vérité dans cette affirmation, mais j'ai beaucoup d'hésitation à ne voir dans la littérature qu'un succédané bon marché de la découverte du monde. La littérature est un révélateur, quelque chose qui nous permet de vivre de façon plus intense, plus satisfaisante, que l'on soit enfermé dans sa chambre ou en train de parcourir le monde. Je pourrais vivre sans voyager, mais je ne pourrais pas vivre sans lire. Cela dit, heureusement, on n'a pas à faire ce genre de choix. On peut lire et parcourir le monde. Les livres m'accompagnent partout où je vais. Mais, si je veux me sentir vraiment en vacances, transporté ailleurs, moi qui travaille dans les livres depuis plus de 30 ans, il me suffit d'entrer dans une librairie et de me dire que je peux choisir le livre que je veux. Si c'est une librairie où je mets les pieds pour la première fois, dans une ville étrangère, le plaisir n'en est que plus grand.

Si j'avais une devise, ce serait: «Jamais la vie sans les livres. Jamais les livres sans la vie.»

À quel pays ou à quelle culture appartient véritablement un écrivain, à votre avis? La littérature est-elle un «autre pays»?

Non, les écrivains viennent des mêmes pays que les nôtres. C'est, paradoxalement, pourquoi ils nous semblent universels. Mais leurs oeuvres ne connaissent pas les frontières, ni géographiques ni temporelles. Les écrivains écrivent dans une langue qui est attachée à un territoire, que ce soit leur langue maternelle ou une langue qu'ils ont choisie, mais tout le monde se retrouve dans leur livre. Il n'y a pas plus Colombien que García Márquez, mais ses livres ont fait le tour du monde. Je ne suis jamais allé en Colombie, pourtant je connais intimement la magie qui habite Cent ans de solitude.

Quels auteurs vous ont fait découvrir des cultures que vous ne connaissiez pas ou ont élargi votre vision du monde?

Les livres m'ont fait rêver de voyages. Je rêvais de Paris quand j'ai lu Balzac pour la première fois, à l'adolescence. Quand je suis allé à Paris, quelques années plus tard, j'ai eu un choc, car la ville ne ressemblait pas à l'image que je m'étais faite à travers mes lectures. Le Paris véritable que j'ai découvert m'a amené à relire Balzac de façon différente. Mais cela ne veut pas dire que ma première lecture était moins bonne, moins valable. Au contraire, elles comptent parmi mes plus extraordinaires souvenirs, cette énergie et cette soif de vivre qui brûlent la page. La littérature renvoie au monde, et inversement.

La littérature nourrit également le regard que je pose sur le Québec, où je suis né et où je vis. Je ne peux pas voir les paysages de Maskinongé ou de l'Abitibi sans penser à Jacques Ferron, ou même les modestes terrains vagues au bord de ma rivière des Prairies natale où poussent les amélanchiers. Grâce à Ferron, ils ont acquis une résonance qui m'émeut beaucoup, c'est grâce à lui que j'en vois la beauté.

Selon vous, qu'est-ce qu'un lecteur apprend sur lui-même quand il se rend au bout d'un livre?

Encore là, il ne s'agit pas tellement d'apprendre que de vivre. Tous mes grands chocs littéraires sont nés d'une sensation très étrange, une identification totale avec ce que je lisais pour la première fois. Même s'il s'agissait d'écrivains qui appartenaient à une autre langue ou à un autre siècle, je me disais chaque fois: «Comment est-ce possible? Voilà exactement ce que j'aurais voulu écrire!» C'est vrai pour Marc Aurèle, pour Gombrowicz ou pour Gabrielle Roy. Je n'ai pas le talent d'exprimer exactement qui je suis. Les écrivains le font mieux que moi.

Les Éditions du Boréal ont 50 ans et vous êtes directeur de l'édition. Que ressentez-vous lorsque vous voyez le chemin parcouru par la maison?

Un certain étonnement. Et un certain ravissement. Quand on fait le métier d'éditeur, on se sent à la fois très fragile et très fort. On ne sait jamais de quoi la prochaine saison sera faite. C'est toujours avec une bonne dose d'anxiété qu'on regarde l'avenir. Je ne crois pas que cela puisse exister, un éditeur tranquille. Il y a toujours une certaine fièvre qui accompagne la parution des livres. Par contre, il y a une profonde satisfaction à voir les livres qu'on a vus naître traverser les années et toucher les lecteurs des nouvelles générations, 20 ans plus tard.

Quels sont pour vous les moments marquants des Éditions du Boréal?

Il y a eu bien sûr des moments exaltants avec des livres qui ont caracolé au sommet des listes de best-sellers, des livres qui ont gagné des prix importants ou qui ont été traduits dans de nombreuses langues. Mais ceux qui comptent le plus pour moi, peut-être, rétrospectivement, ce sont les livres que j'ai aimés quand ils n'étaient que des manuscrits, que personne d'autre ne tenait nécessairement à publier et qui n'ont pas nécessairement fait grand bruit à leur parution. Quand, cinq ans, dix ans plus tard, quelqu'un m'approche pour me dire qu'il vient de livre un de ces livres, qu'il a été touché, ému, cela m'apporte une immense joie. J'aime la façon dont les livres sont plus forts que le temps.

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Jean Bernier participera à deux tables rondes: L'art de déposer un manuscrit jeudi à 17h30 au Carrefour Desjardins et Démystifier le métier d'éditeur samedi à 15h30 au Carrefour Desjardins.