Poète, romancier, essayiste, professeur, ... L'oeuvre de Pierre Ouellet, colossale (il a publié une quarantaine de livres), érudite, se décline en plusieurs formes. Ce passionné de l'art a reçu deux prix du Gouverneur général en 2005 et 2008 pour ses essais À force de voir et Hors-temps. Il publie cet automne Portrait de dos à L'Hexagone et Ruées aux Éditions du Noroît.

De la littérature, on a souvent dit qu'elle permet de voyager sans sortir de chez soi. Est-ce selon vous le meilleur moyen, à la portée de tous, pour découvrir le monde?

Avoir un livre entre les mains, c'est détenir un billet ouvert, sans retour assuré, pour une destination inconnue... qu'on peut appeler nulle part. Écrire, lire, c'est se «remettre au monde» ailleurs qu'où on est né, d'où on peut voir qui on est, qui on n'est pas. Il faut un point de vue extérieur à soi, une perspective qui prend sa source dans le lointain, du recul dans le temps ou dans l'espace pour apercevoir l'ici maintenant, comprendre où il se situe dans la vaste étendue des mondes réels et possibles. Les lieux imaginaires, non répertoriés sur les cartes géographiques ou dans les guides touristiques, comme ceux que créent ou recréent les livres de pure fiction, sont sans doute les plus fertiles en découvertes: on y apprend comment voyager en pensée dans les régions secrètes du rêve et de la mémoire, là où nos désirs et nos angoisses nous révèlent à nous-mêmes comme autant d'étrangers dont on assimile peu à peu la langue, les us et les coutumes, la vie la plus intime.



À quel pays ou à quelle culture appartient véritablement un écrivain, à votre avis? La littérature est-elle un «autre pays»?

On n'écrit pas pour appartenir à un lieu ni pour trouver une identité, mais pour s'en libérer. Chercher son air, plus qu'un pays, voilà le but de l'écrivain. Livre comme l'air est le nom de l'événement parrainé par Amnistie internationale, le P.E.N., une association mondiale d'écrivains, et l'UNEQ, l'Union des écrivains et écrivaines du Québec, dont je serai porte-parole au Salon: le pays des livres émane des souffles qui s'expriment avec tant de force qu'ils abattent un à un les murs et les frontières dans lesquels l'Histoire nous emprisonne. La littérature dépayse au sens propre. Apatride en son fond, elle est paysage plus que pays: ce champ, ce parc, cette rue ou cette rivière sinon la terre entière, l'air, l'être, du vent, du vide, ce que j'appelle «le monde libre», auquel chacun aspire... pour pouvoir respirer.



Quels auteurs vous ont fait découvrir des cultures que vous ne connaissiez pas ou ont élargi votre vision du monde?

Novalis avec Les disciples à Saïs; Melville avec Moby Dick; Hermann Broch avec La mort de Virgile; Pierre Vadeboncoeur avec Les deux royaumes; Michel van Schendel avec Extrême livre des voyages, tant d'autres... ont été pour moi de véritables guides, avec lesquels je n'ai pas eu peur de m'égarer, de m'éloigner, de m'enfoncer dans des territoires non balisés, entre ciel et terre, eau et feu, vie et mort, nature et surnature: ils m'ont conduit au large, où respirer le Grand Air, où le monde est aéré, ventilé, loin de l'asphyxie dont on souffre quand on se tient à l'étroit de sa petite histoire.



Selon vous, qu'est-ce qu'un lecteur apprend sur lui-même quand il se rend au bout d'un livre?

Se rendre au bout d'un livre, c'est se rendre au bout de soi: au bord d'autre chose que soi, qui est plus soi que soi. Faire connaissance avec l'étranger qu'on est, au fond, voilà l'unique façon de se découvrir... de se dénuder, de se débarrasser des habits dans lesquels on a cru jusque-là reconnaître son identité, quand le soi est nu, tout autre, et parle une langue inconnue, sauvage, indomptable, que la littérature seule nous apprend à balbutier.



Un salon du livre offre l'occasion de rencontrer les écrivains. Pourquoi, à votre avis, les lecteurs ont-ils envie de voir en chair et en os ceux qu'ils lisent? Que retirez-vous vous-même de ces rencontres?

On veut voir l'écrivain parce qu'on n'y croit pas: il est le moins visible des êtres parce qu'il est pure vision. C'est un regard sur le monde, un point de vue sur l'homme, mais il n'est pas tout à fait au monde et n'est pas tout à fait un homme. Il voit tout, mais on ne le voit nulle part. Il nous touche, mais on peut rarement le toucher: alors on va lui serrer la main dans les salons... On se dit: il existe. J'ai la même perception de mon lecteur: il n'a pas d'existence réelle... Je m'adresse à lui, je le fais être dans mes livres en lui donnant le rôle de destinataire... d'interlocuteur providentiel, dit Mandelstam... mais je ne sais rien de lui. Après chaque salon, je me dis: il existe, je l'ai rencontré. Il a un visage, il a un nom: il repart avec ce nom dans le livre que je lui ai dédicacé comme s'il incarnait à lui seul le lecteur anonyme que j'ai dû inventer pour pouvoir écrire.



Le rapport de soi à l'autre est l'un de vos thèmes privilégiés dans votre oeuvre prolifique. Que vous a appris l'écriture à ce sujet?

L'écriture nous apprend que l'autre n'est pas face à soi, tel un chien de faïence qu'on dévisage, par curiosité ou par défiance, mais qu'il imprègne chaque moment de notre vie, chaque part de notre être, tellement la vie et l'être nous sont étrangers: il faut les explorer pour les découvrir, s'y aventurer pour les connaître, grâce à la puissance des mots et des images, grâce aux pouvoirs de la littérature et des arts qui sont des lunettes d'approche braquées sur soi comme sur autrui pour que le plus éloigné devienne le plus intime. Portrait de dos, cette autobiographie non autorisée que j'ai fait écrire par l'un de mes nombreux alter ego, est le fruit de cette expérience: j'y suis autre dans la mesure où l'autre y est un moi avec qui je partage une même «étrangeté», garante à jamais de notre intime solidarité. Nous ne sommes pas des doubles l'un pour l'autre mais des tiers: des intercesseurs, des intermédiaires, qui passent par leur commune étrangeté pour communiquer, qui passent par le langage, ce tiers étrange grâce auquel on évite les face-à-face les plus meurtriers. La littérature crée cette «communauté de tiers» qui fait qu'il n'y a plus ni soi ni autre, mais une commune étrangeté qu'on éprouve ensemble... dans le partage des mots et des images qui nous familiarisent peu à peu avec l'Inconnu.

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Pierre Ouellet répondra au Questionnaire Archambault jeudi à 18h45 au stand de Radio-Canada. Il participera à la table ronde L'écriture poétique dans le roman samedi à 12h30 à l'Espace Archambault et à Confidence d'écrivain dimanche à 13h au Carrefour Desjardins.