En grandissant dans la banlieue blanche et bien pensante de Sainte-Foy, Monia Chokri nourrissait au moins deux regrets. Celui de ne pas s'appeler Alexandra et celui d'être privée de spaghettis le midi à l'école. Mais qu'y pouvait-elle? D'origine tunisienne par son père, un peintre et prof d'arts visuels, elle devait s'accommoder de Monia comme prénom et de keftas dans sa boîte à lunch.

À l'époque, elle ne se doutait pas que sa différence serait un jour sa force et l'aiderait à s'imposer dans toute sa singularité comme comédienne au cinéma et à la télé.

Pour bien des gens, Monia Chokri est venue au monde dans Les amours imaginaires de Xavier Dolan, sorte de Jules et Jim inversé où un gai et sa meilleure amie vintage se disputent l'amour ambigu d'un hétéro angélique incarné par Niels Schneider.

«Tout le monde a cru que je sortais de nulle part. Mais même si ma carrière n'était pas à broil, j'étais pas une totale loser. J'avais fait du théâtre à La Chapelle et à Prospero. J'avais même tourné une pub pour IKEA», raconte Monia avec un sourire circonspect.

Cool Mile End

Arrivée en vélo coiffée d'un chapeau en feutrine à la Boy George, l'actrice et maintenant réalisatrice de 32 ans s'installe à la table extérieure du café le plus cool du Mile End. Tellement cool que, dans un jeu du hasard comme seul le Mile End en a le secret, Denis Villeneuve passe en coup de vent devant nous, tandis que Win Butler d'Arcade Fire s'assoit au comptoir pour casser la croûte.

Pour que la scène soit complète, il ne manque que Xavier Dolan, le grand ami de Monia, son mentor, celui avec qui elle a gravi les marches à Cannes et aussi le monteur de son premier court métrage. Ce sera pour une autre fois.

À première vue, l'actrice ressemble à s'y méprendre à un pur produit du Mile End: cool, intello, caustique, championne de l'autodérision, allergique à tout ce qui est ringard et quétaine, habillée à la fine pointe du décalé hipster, et née pour être DJ à la Buvette chez Simone, ce qu'elle fut avant que le succès ne la catapulte hors de l'anonymat.

Derrière la caméra

Mais ce serait de la caricature que de réduire Monia Chokri à ces quelques images. En fait foi ce premier court métrage - Quelqu'un d'extraordinaire - qui lui a valu le prix du jury jeunesse au Festival de Locarno, cet été, et qui sera présenté les 13 et 16 octobre à Montréal au Festival du nouveau cinéma.

Dans ce film de 30 minutes où toutes les actrices les plus hot de l'heure - depuis Magalie Lépine-Blondeau jusqu'à Marilyn Castonguay, en passant par Sophie Cadieux, Émilie Bibeau, Évelyne Brochu et Anne-Élisabeth Bossé - s'éclatent dans des solos drôles et vertigineux, Monia Chokri fait preuve d'une grande maîtrise dramatique et d'un sens inné du cinéma.

Pourtant, l'actrice a dû affronter le scepticisme du milieu et combattre son propre sentiment d'imposture pour mener à bien le projet.

«J'ai fait le film pendant que j'écrivais mon projet de long métrage pour rentrer dans le circuit et être un jour admissible au Fonds du long métrage. C'était ça, l'impulsion de départ, et aussi l'envie de tourner avec mes copines actrices. Mais je ne me faisais pas trop d'illusions. Je pensais que le film finirait vite dans un tiroir, sauf qu'en cours de route, j'ai découvert que j'étais plus à l'aise derrière la caméra que je ne le pensais et que, ma foi, je m'y sentais à ma place.»

Maîtriser la technique est une chose, mais avoir quelque chose à dire, une autre. Or, Monia Chokri a des choses à dire. Sur les femmes de sa génération, mais aussi sur les apparences, sur les aveuglements volontaires, sur le conformisme et les consensus qui empêchent les esprits d'être libres.

«J'ai voulu explorer le rapport au succès et ce que signifie réussir sa vie quand on est une Occidentale blanche de 30 ans. Est-ce que c'est réussir sa carrière? Faire de l'argent? Avoir un tas d'amants? Se marier et faire des enfants? Je me bats moi-même avec ces questions et je n'ai pas de réponses.»

Monia n'a peut-être pas de réponses, mais lorsque le personnage principal interprété par Magalie Lépine-Blondeau fait voler en éclats le fragile consensus qui la lie à ses amies, le message est clair: mieux vaut souffrir de sa différence que de s'enfermer dans le mensonge et le conformisme.

Le modèle parental

Elle admet que ses parents, des universitaires athées au sens critique développé, ex-militants communistes, ont influencé sa vision du monde. C'est d'eux qu'elle tient son goût d'aller hors des sentiers battus et hors de l'ordinaire, le vrai sens du mot «extraordinaire» dans le titre de son film. En même temps, elle reste critique face à l'enfermement intellectuel et au mépris qu'il distille parfois. Bref, elle se pose beaucoup de questions.

Des fois, par contre, elle a des opinions bien arrêtées, notamment sur la question du voile. Elle est contre et elle parle en connaissance de cause.

«Quand j'allais en Tunisie dans les années 90, il n'y avait pas de femmes voilées. C'était une société totalement laïque. Même que les femmes voilées y étaient mal vues. Depuis, il y a eu la révolution islamique en Iran, et maintenant, à Tunis, il y a des femmes voilées partout. Pour moi, ce voile est un symbole de l'asservissement des femmes auquel je ne peux pas adhérer.»

En 2007, Chokri a interprété une musulmane voilée dans Femme à coudre, un spectacle déambulatoire et immersif produit dans une manufacture de l'avenue de Gaspé parmi les machines à coudre encore tièdes. Le rôle lui a fait comprendre que les frontières entre le religieux et le culturel étaient en fin de compte assez floues.

Depuis, Monia a gravi les marches de Cannes, déambulé sur les grands boulevards à Paris, traversé les États-Unis en voiture, trouvé un agent parisien, tourné dans Gare du Nord avec Nicole Garcia, accordé des entrevues aux Inrocks et au journal Le Monde.

Cette semaine, on l'a vue faire ses débuts très convaincants dans Le gentleman à TVA. En novembre, elle ira en Belgique jouer dans le nouveau film de David Lambert. L'an prochain, on la verra dans Nouvelle adresse, la nouvelle série de Richard Blaimert. Et même si Monia Chokri continue à se poser des questions sur le succès et ce que signifie réussir sa vie lorsqu'on est une trentenaire blanche en Occident, ce ne sont pas les réponses qui manquent.

Monia Chokri en 4 dates

> 1982

Naissance à Québec et départ pour Rimouski avec ses parents, Ahmed Chokri, un peintre et prof d'arts visuels et Louise Pettigrew, une syndicaliste à la CSQ.

> 2005

Diplômée du Conservatoire d'art dramatique de Montréal en même temps qu'Évelyne Brochu et Catherine de Léan.

> 2009

Tourne Les amours imaginaires avec Xavier Dolan et Niels Schneider après un road trip qui a conduit les trois amis de Montréal jusqu'en Arizona et en Californie.

> 2012

Réalise Quelqu'un d'extraordinaire, son premier court métrage, présenté à Cannes dans la section Tout court, puis à Locarno, où il a remporté le prix du meilleur court international décerné par le jury jeunesse.