Rares sont les créateurs qui réussissent à mener avec succès deux carrières artistiques de front, dans deux disciplines distinctes. C'est le cas de Stéphane Lafleur, 36 ans, ex-monteur des Francs-tireurs, mais aussi de Monsieur Lazhar, cinéaste primé aux Jutra et auteur-compositeur de l'année 2012 pour son travail dans Avec pas d'casque, groupe country folk qu'il a cofondé. Vendredi prochain, à l'église Saint-Jean-Baptiste, rue Rachel, Avec pas d'casque fera un doublé: une rentrée montréalaise et un adieu temporaire à la scène, le temps que Stéphane tourne son prochain film.

Ces jours-ci, l'horaire de Stéphane Lafleur est aussi chargé que celui d'un premier ministre. Il ne pouvait pas me rencontrer ce jour-là, ni le lendemain, ni la veille. Je me suis impatientée. Qu'est-ce qu'il a donc de si important à faire? N'a-t-il pas un nouveau CD d'Avec pas d'casque à vendre? Un mini-album de sept chansons, très country planant et décalé, réunies sous le titre de Dommage que tu sois pris, un titre qui, devant l'indisponibilité de Stéphane Lafleur, prenait subitement tout son sens. Dommage que tu sois pris, en effet...

Et puis j'ai appris ce qui se passait: en même temps qu'il lançait le mini-album d'Avec pas d'casque, qu'il partait pour une tournée de trois jours à Jonquière, Rivière-du-Loup et Waterloo, et qu'il répétait pour le gros concert à l'église Saint-Jean-Baptiste avec Philippe B et le Quatuor Molinari, Stéphane Lafleur se préparait à déposer son troisième projet de film, Tu dors Nicole, à laSodec.

Or, quiconque a déjà vécu l'agonie d'aller présenter son «nouveau bébé» aux institutions afin qu'elles le financent sait à quel point l'exercice est énervant, angoissant, rushant à l'extrême. Toutes les heures qui mènent au fameux dépôt sont autant d'occasions d'écrire, de réécrire, de corriger et de rêver à une perfection impossible, jusqu'au moment où il faut lâcher prise et se résoudre à présenter son futur rejeton avec ses failles et ses défauts.

Il n'y a pas d'oeuvre achevée, il n'y a que des oeuvres abandonnées, écrivait Paul Valéry. C'est donc avec cette oeuvre inachevée en voie d'être abandonnée qu'était pris le sympathique Stéphane...

Nous nous sommes finalement rencontrés dans un café du Plateau, tout près du local où Stéphane Lafleur a loué un espace pour écrire. Il n'a pas voulu parler de Tu dors Nicole, l'histoire de deux jeunes femmes dans la vingtaine dont les vacances seront perturbées par l'arrivée dans la maison familiale des amis musiciens du grand frère.

Lafleur n'a pas tourné de film depuis trois ans et on sent que ça lui manque. D'autant plus que dès son premier long métrage, Continental, un film sans fusil, lancé en 2007, le jeune cinéaste a été porté aux nues, récoltant quatre Jutra, dont celui du film de l'année contre L'âge des ténèbres de Denys Arcand. En 2011, En terrains connus n'a pas suscité une adhésion aussi forte au Québec, mais le film a rayonné à l'étranger, recevant des prix à Berlin, Los Angeles et Taipei.

Et la musique alors? Que vient-elle faire dans l'histoire? Et pourquoi vouloir à tout prix en faire avec une aussi belle carrière de cinéaste?

«Parce que la musique me permet de vivre et surtout de m'exprimer à l'année. C'est une roue qui tourne tout le temps. On n'attend pas, on est toujours en mouvement, alors qu'au cinéma, je pratique mon métier tous les trois ans. Si j'étais plombier, je serais très mauvais», blague Lafleur.

Reste que la musique est arrivée par accident dans la vie de Stéphane Lafleur. Avant de vouloir gratter une guitare sur scène en chantant Lajournée qui s'en vient est flambant neuve, un des faux tubes de l'album Astronomie, Lafleur a craqué pour le cinéma.

L'élément déclencheur fut Léolo de Jean Claude Lauzon que Lafleur a vu par hasard à 16 ans, à Saint-Jérôme, où il a grandi. «Je suis sorti du cinéma ébranlé, raconte-t-il. Jusqu'à ce moment-là, je n'avais vu que des films d'action américains. Léolo, c'était autre chose. Je n'ai pas tout compris, mais j'ai senti la parole d'un individu à part entière. Il venait de me faire comprendre qu'on pouvait s'exprimer au cinéma sans nécessairement être acteur.»

Au cégep, puis à l'UQAM en cinéma, Lafleur va parfaire sa culture cinématographique, découvrant aussi bien les films de Gilles Groulx, des frères Coen que de Tarkovski. Et puis, pour gagner sa vie, il devient monteur. Il fait du montage de nuit à Canal Vie, monte des clips ainsi que les premières saisons des Francs-tireurs. Plus tard, il signera le montage de Monsieur Lazhar et, tout dernièrement, du nouveau film de Sébastien Pilote (Le vendeur), Le démantèlement.

C'est dans une salle de montage que Lafleur a rencontré Joël Vaudreuil, un aide-monteur qui brûlait de faire de la musique et qui, contrairement au discret Lafleur, était impatient de passer aux actes. Les deux comparses donneront une première performance publique dans un café de la rue Beaubien, en 2003. Lafleur ne sait pas jouer de la guitare et Vaudreuil est un apprenti batteur. Qu'à cela ne tienne, ils se lancent «avec pas d'casque» sur la glace.

«On a trouvé ce nom en cinq minutes à la blague. Mais avoir su que le groupe durerait 10 ans, j'aurais peut-être réfléchi un peu plus longtemps pour lui trouver un nom.»

Le duo sortira un premier CD - Trois chaudières de sang - en 2006, avant que viennent se joindre à eux d'abord Nicolas Moussette (basse), puis Mathieu Charbonneau (cuivres).

«Tout est né de nos limites musicales et du fait que chaque membre du groupe a dû apprendre presque en public à jouer un instrument qu'il ne maîtrisait pas. On n'a pas fait exprès. On n'est pas showbizz une minute et on ne veut pas l'être. Ce sont les personnalités des gars qui les ont amenés au groupe plutôt que leur instrument.»

Sans s'en rendre compte - c'est du moins ce qu'il prétend -, Lafleur développe au fil des ans un style minimaliste, épuré et âpre, que l'on retrouve aussi bien dans ses chansons un brin monocordes que dans son cinéma décalé où l'étrange surgit à tout moment du quotidien banal. Le résultat, c'est une cohésion totale entre sa musique et ses films.

«C'est un peu normal, c'est le même gars qui s'exprime dans les deux formes», explique-t-il. Mais encore. D'où lui vient cette étrange dissonance qui plonge ses chansons comme des personnages dans une sorte d'état d'apesanteur ironique, qualifié de génial par les uns et de froid et distant par les autres?

«Dans mes films, ce que certains perçoivent comme étrange vient peut-être du fait que j'ai grandi dans les années 80. Je n'ai pas encore complètement digéré cette esthétique-là que je régurgite avec une certaine ironie et sans aucune nostalgie dans mes films. J'avoue que je ne suis pas un grand fan de la modernité ni des films trop ancrés dans la réalité d'aujourd'hui qui, à force d'être actuels, finissent vite par être désuets. J'aime que mes films soient intemporels et qu'ils se déroulent dans le no man's land de la banlieue. C'est plus fort que moi, je ne me sens pas encore prêt à tourner un film qui se passe à Montréal, même si j'y vis depuis longtemps.»

Stéphane Lafleur espère tourner Tu dors Nicole l'été prochain. En attendant, après le concert à l'église Saint-Jean-Baptiste, qui affiche complet, les projets d'Avec pas d'casque seront mis de côté pour plusieurs mois. Mais les gars ne s'en font pas. Ils ont tous des projets ailleurs, preuve qu'avec pas d'casque, on finit par être avec pas de limites.

Cinéaste de grand écran

Études en cinéma au cégep de Saint-Jérôme et à l'UQAM

1998-1999:Il devient monteur à Canal Vie et auxFrancs-tireurs

1999: Karaoké, premier court métrage

2002: Snooze, deuxième court métrage

2007: Continental, un film sans fusil,son premier long métrage, obtient quatre prix Jutra, dont ceux de la meilleure réalisation et du film de l'année.

2010: Il signe le montage de Monsieur Lazhar, de Philippe Falardeau.

2011: En terrains connus, deuxième long métrage, prix du jury oecuménique du Forum de la Berlinale.

2012: Il signe le montage du film Le démantèlement de Sébastien Pilote.

2013: Il espère tourner Nicole du dors, son troisième film.

Chanteur d'Avec pas d'casque

Il cofonde le duo Avec pas d'casque avec Joël Vaudreuil, réalisateur, monteur et apprenti batteur en 2003.

2004: Le premier album du duo s'écoule à 500 exemplaires. Un record minimaliste dans les annales de la musique.

2006: Sortie de leur premier album officiel,Trois chaudières de sang,sur étiquette Dare to Care.

2008: Le duo devient trio avec Nicolas Moussette engagé pour jouer de la basse et du lap steel, alors qu'il est à la base un guitariste. Sortie cette année-là du CDDans la nature jusqu'au cou.

2011-2012: Le trio devient quatuor avec Mathieu Charbonneau, un pianiste à qui les trois autres membres du groupe demandent de jouer du baryton sur le CDAstronomie,qui remporte le Félix de l'auteur-compositeur de l'année.