Dans sa tête, Andrée Lachapelle a parfois 5 ans, parfois 50 ans, mais rarement son âge, 80 ans. L'âge, c'est un état d'esprit, dit celle qui a joué tous les rôles, de jeune première à femme mûre, de mère à grand-mère, et qui se prépare à devenir au théâtre une féministe de 76 ans en fin de vie, un personnage qui ressemble plus  à son auteure Joyce Carol Oates qu'à la lumineuse comédienne qui l'incarne.

Sage comme une image au centre de la causeuse fleurie, Andrée Lachapelle semble à peine consciente de l'objectif de l'appareil photo qui la scrute et la mitraille à répétition. Nous sommes au deuxième étage du théâtre Prospero, rue Ontario, à une porte de PoutineVille, un bistro qui vend toutes sortes de déclinaisons de poutine.

À l'évocation du mot poutine, Andrée Lachapelle éclate de rire, racontant la première fois qu'elle a osé goûter à une poutine. C'était à Tadoussac à la fin des années 90 avec ses camarades de la tournée d'Albertine en cinq temps, renversées d'apprendre que la belle n'avait jamais mangé de poutine de sa vie. Parce qu'elle est une fille d'équipe et qu'elle n'avait pas envie de passer pour snob, la comédienne a donc commandé et dégusté une authentique poutine. Autant dire que ce fut la première et la dernière fois qu'une poutine devenait aussi intime avec Andrée Lachapelle.

Assise à quelques mètres d'elle, je l'observe du coin de l'oeil, impressionnée par son beau visage sur lequel le temps a laissé peu de traces, mais surtout par l'incroyable lumière qui s'en dégage et qui refuse de s'éteindre, comme si Andrée Lachapelle était née avec une ampoule interne conçue pour durer mille ans. Je lui rappelle notre dernière rencontre dans un café de l'avenue Laurier, la veille de son  75e anniversaire, et lui fais part de mon étonnement de savoir qu'elle a maintenant 80 ans, 81 ans en novembre prochain. «Y'a rien là, lance-t-elle en rejetant sa tête en arrière avec un large sourire. Je suis en santé. Je fonctionne bien. Je suis heureuse. Mes trois enfants sont en santé. Quand je regarde autour de moi, tous ces gens mal pris ou mal en point, je remercie ma chance.»

Plus tard dans la conversation, l'actrice apportera une nuance à cette soi-disant chance qui bénit sa vie. «En réalité, dira-t-elle, je n'ai pas eu une vie facile. J'ai vécu beaucoup d'épreuves. J'ai vu mes frères mourir de maladie très jeunes, l'un à 18 ans, l'autre à 25 ans. J'ai perdu l'homme de ma vie et le père de mes trois enfants alors que je n'avais que 30 ans. Mon métier a très certainement été mon amant le plus fidèle. Pour le reste, ça n'a pas toujours été très drôle, mais je ne me suis jamais laissé abattre. J'aurais pu tomber dans la frustration ou l'amertume, mais je me suis toujours ressaisie et je n'ai jamais hésité à replonger dans une nouvelle aventure. Peut-être est-ce parce que je suis un peu folle. Et si je ne suis pas folle, disons que j'en ai beaucoup joué [des folles]», dit-elle dans un autre grand éclat de rire.

L'amour de Tchekhov

Andrée Lachapelle rit beaucoup, semble légère, effervescente, un brin frivole, en un mot: blonde. Mais je la soupçonne de se servir de sa blondeur joyeuse comme d'un écran de fumée pour cacher sa vraie nature ou, du moins, sa face plus sombre. Elle me le confirme à sa manière en affirmant que son auteur préféré, toutes catégories confondues, est Tchekhov, celui dont la petite musique triste est parfois impossible à jouer tant elle exige de finesse, de subtilité et de quasi-abnégation de ceux qui la jouent.

Si Andrée Lachapelle était une pièce, ce serait La cerisaie de Tchekhov. Et si elle était un personnage: ce serait Lioubov Ranevskaia, la propriétaire de la cerisaie, une femme criblée de dettes, forcée de vendre aux enchères ses souvenirs sous les cerisiers en fleurs. «Je n'ai pas eu la même vie qu'elle, mais je m'identifie beaucoup à elle. Je l'ai jouée au théâtre il y a quelques années et je me souviens d'être sortie de scène le soir de la première complètement défaite. J'étais déçue de ne pas être allée assez loin. C'est difficile de jouer Tchekhov. Il faut de la simplicité, de la retenue, un grand dépouillement. Il ne faut pas jouer. Il faut être. Ce n'est pas toujours évident.»

L'éclipse

En 1976, entre Un tramway nommé désir qu'elle a joué à Paris et la mort de sa mère, Andrée Lachapelle s'est enfuie en Europe de l'Est par amour du théâtre. Pologne, Hongrie, Russie, Tchécoslovaquie, autant de pays que de théâtres où elle a vu des dizaines de pièces, dans des langues qu'elle ne comprenait jamais, mais dont la musique et la musicalité la touchaient droit au coeur. Dernièrement, quand elle a appris qu'elle jouerait dans une pièce de Joyce Carol Oates, elle a plongé dans l'oeuvre immense de cette auteure qu'elle ne connaissait que de nom, sans même savoir que Joyce Carol Oates était la lauréate du Grand Prix du festival littéraire Metropolis Bleu de 2012.

Andrée Lachapelle ne sait pas encore si Joyce Carol Oates aura, au lendemain de la remise de son prix, le temps ou l'envie de se rendre au Prospero voir la première version française de L'éclipse. La comédienne serait très flattée de la savoir dans la salle. En même temps, en grande amoureuse des mots, Andrée Lachapelle pourrait très bien se satisfaire du monde que l'auteure lui a fait découvrir à travers ses écrits sans jamais avoir à la rencontrer. «J'ai tout appris dans les livres et au théâtre, affirme-t-elle. Comment vivre. Comment tomber amoureuse. Comment s'assumer, comment refuser des choses, comment en accepter d'autres. Je ne savais rien. Le théâtre et la littérature m'ont tout appris.»

Difficile pourtant de savoir ce que la comédienne a appris en jouant la Murielle de L'éclipse, une féministe, frustrée de n'avoir pu réaliser certains de ses rêves, qui vit avec sa fille, féministe d'une autre génération. Entre deux délires, Murielle finit par comprendre qu'elle doit partir pour que sa fille puisse enfin vivre.

«Ce que j'ai appris? Quand il faut y aller, il faut y aller. J'aime beaucoup ma vie actuelle. Je suis très contente d'avoir eu 80 ans. De m'être rendue jusque-là. Et j'avoue que je suis curieuse de savoir combien de temps tout cela va encore durer. En même temps si je deviens sénile ou gâteuse, je ne veux pas d'acharnement thérapeutique, je veux qu'on me laisse m'en aller.»

Pour toutes ses camarades de jeu, et dieu sait si elles sont nombreuses, les jeunes comme les moins jeunes, Andrée Lachapelle est un modèle, une source d'inspiration, la preuve qu'on peut vieillir en beauté et en sérénité et sans perdre ses moyens. À ce sujet, elle raconte que dans la vie de tous les jours, elle cherche ses mots et oublie le nom des gens. Sur scène pourtant, il n'y a pas un mot, pas une réplique, pas une tirade qui lui échappe. On sent l'immense fierté qu'elle en retire.

Pour le reste, Andrée Lachapelle affirme qu'elle se lève chaque matin, heureuse d'être en vie, émerveillée par le soleil comme la pluie, prête à passer une autre belle journée sur terre avec ses livres et l'homme de sa vie et à repousser le temps, sur le pas de la porte, qu'il attende encore un peu avant de fermer la lumière.