Pour souligner la sortie, après sept ans de cogitation, du CD Le Québec est mort, vive le Québec!, nous avons fait aux Loco Locass une offre qu'ils ne pouvaient refuser: lire notre article avant publication et y ajouter leurs commentaires. C'est notre rêve depuis toujours, se sont-ils écriés, trop heureux de pouvoir participer à un exercice qui leur évitera, à coup sûr, le club des mal cités.

euxième étage du Gainzbar, rue Saint-Hubert. Dans le salon tendu de velours rouge qui rappelle un bordel, Biz, Batlam et Chafiik sont en feu. C'est la première image qui me vient à l'esprit en les apercevant assis en demi-cercle sur les divans autour du journaliste qui termine son entrevue. Je note des bribes de phrases qu'ils lancent en l'air, petites flèches empoisonnées sur Gilbert Rozon qui fait passer les étudiants pour des terroristes, élans lyriques sur le Québec qui parle de sa propre voix et accès de lucidité sur le fait que la meilleure ligne de la chanson Kevin et Gaétan a été fournie par Statistique Canada, puisqu'elle évoque les 10 ans d'espérance de vie séparant un enfant né à Westmount d'un autre né à Saint-Henri.

Attention, s'écrie Batlam, Nathalie prend des notes! Les trois éclatent de rire. Je m'approche. Biz (Sébastien Fréchette) porte un t-shirt noir à la gloire du journal Le Devoir, Batlam (Sébastien Ricard), un coton ouaté à capuchon jaune citron piqué d'un carré rouge. Chafiik (Mathieu Farhoud-Dionne) a oublié son carré rouge à la maison. Sept ans se sont écoulés depuis la sortie de leur dernier CD (Amour oral). Sept ans à enregistrer une toune de temps à autre dans le creux de la vague, entre des horaires individuels surchargés. Sept ans à annoncer aux tourneurs qu'un nouveau CD s'en venait et qu'une tournée était imminente, sans que rien n'aboutisse sous la fleur de lys.

Mais sept années aussi qui ont été productives et ont donné naissance, pour Biz, à un deuxième enfant et à deux livres dont un très touchant, sur sa dépression. Pour Batlam, les sept dernières années ont été marquées par la naissance d'une petite fille, un grand rôle au cinéma dans Dédé à travers les brumes, plusieurs rôles au théâtre, son engagement actif dans le Moulin à paroles, spectacle commémoratif de 24 heures sur la bataille des plaines d'Abraham, puis de Nous, un autre marathon de prise de parole. Quant à Chafiik, le fils du compositeur Vincent Dionne et le musicien du trio, en bon bidouilleur et bête de studio, il a réalisé plusieurs CD, dont celui de sa soeur Alecka.

Pourquoi revenir ensemble après tout ce temps, je leur demande. «Parce que ça me coûtait trop cher de pilules sans Loco», blague Biz. «Parce qu'on est conscient de la force de nos énergies créatives réunies et qu'on n'a jamais perdu le désir de prendre la parole ensemble», réplique Batlam. À quoi Chafiik ajoute: «Quand on a accepté d'écrire l'hymne à Québec, on n'avait pas beaucoup de temps, on était tous pris partout et pourtant au bout de quelques heures, on avait déjà la toune. Bref, quand on s'y met, les trois ensemble, on est encore capables de faire des sacrées bonnes tounes qui marchent.»

Biz revient à la charge, plus sérieux cette fois: «On est revenus parce qu'on a le sentiment d'avoir une responsabilité face à ceux qui nous suivent et nous appuient.

Batlam complète le raisonnement: «Les jeunes sont entrés dans le conflit étudiant en prenant la parole. Nous, on est conscients de cette parole gagnée qui nous appartient. On ne veut pas la taire.»

La production du Québec est mort, vive le Québec!, réalisée par Chafiik, a commencé deux jours avant le début de la grève étudiante. Les rappeurs ne l'ont pas fait exprès.

«Nous, on dirait que ça nous prend une crise libérale pour faire un disque», lance Biz. Et Chafiik de renchérir: «La mort dans notre titre, c'est l'arrivée des libéraux au pouvoir. Le Vive le Québec! qui suit, c'est la résistance de ceux qui ne veulent pas rentrer dans le rang et être une province américanisée et néo-libérale imaginée par Jean Charest.»

Une simple ceinture fléchée stylisée orne la pochette du CD dédié à la mémoire de Pierre Falardeau et du rappeur et militant MCA des Beastie Boys, deux grandes sources d'inspiration dont les Locos se réclament.

Sur le CD, on entend la voix de Charles Taylor dans une chanson accrocheuse en forme de mémoire à la commission Bouchard-Taylor, celle de Gilles Vigneault dans une version rap de Tout le monde est malheureux et celle de Dédé Fortin.

Le temps file. Plein de questions qui piaffent dans ma tête. L'une porte sur la chanson Wi où Wajdi Mouawad, Bertrand Cantat, le docteur Turcotte et le hockeyeur Zdeno Chara sont présentés comme des boucs émissaires dans un amalgame dérangeant et à mon avis un brin douteux. Mais dans le feu de la discussion, j'oublie de leur demander des explications.

L'autre question porte sur la rumeur voulant que Julie Snyder soit la marraine de la fille de Biz, grand détracteur de Star Académie qui a récemment viré capot. C'est vrai ou non pour Julie? Long silence. Biz finit par répondre: «C'est personnel, ça. Je n'infirme ni ne confirme, mais disons que mon amitié avec Julie provient du Moulin à paroles. Dans ce projet de fous sur les Plaines, où le gouvernement était contre nous, Julie nous a beaucoup aidés. Notre amitié est née dans cette adversité. Puis un jour, dans une discussion, Julie m'a dit que ça ne servait à rien de faire l'indépendance si on ne faisait pas d'enfants. Elle m'a dit qu'un seul enfant, ce n'était pas assez, que j'avais l'obligation de donner un frère ou une soeur à mon premier. Ça m'a fait réfléchir.»

Les autres autour commencent à s'impatienter. «Quel rapport avec notre CD?» demandent-ils. Le rapport, c'est évidemment les liens de ce trio de militants gauchistes et revendicateurs avec un empire médiatique, en l'occurrence Québecor. Mais bon, j'ai cru comprendre à travers la longue explication de Biz que la rumeur était fondée. Prochain appel.

S'ensuit une discussion où nous parlons tous en même temps, une joyeuse engueulade trop cahotique pour la reproduire, mais qui me permet de noter que le trio est plus engagé, militant et souverainiste que jamais, même si des fois son discours est un peu confus. Biz le confirme à travers une fine allusion à la loi 78: «Nous, on aime ça aller dans toutes les directions sans jamais donner notre itinéraire».

Puis la voix de Batlam s'élève: «Dans le fond, on est des mauvais perdants. On n'accepte pas la défaite. Quand je les entends dire que la souveraineté, c'est dépassé, ça me fait rire. Comment veux-tu dépasser quelque chose qui n'est jamais arrivé?» C'est ce que Batlam nomme «l'absence d'emblée», dans la chanson La perle qui, dit-il, résume mieux sa pensée que n'importe quelle entrevue.

Cela nous amène au grand classique des Loco Locass, Libérez-nous des libéraux et à ce couplet prophétique écrit en 2003: «Les cols bleus, les cols blancs, toutes les écoles confondues, faut se ruer dans la rue, au printemps comme une crue, faire éclater notre ras-le-bol, une débâcle de casseroles. Trêve de paroles. Faites du bruit!»

Vous étiez visionnaires? «Non, répond Chafiik, on espérait!»

«Et quoi qu'on en pense, d'ajouter Batlam, l'espoir d'une réelle remise en cause, c'est infiniment plus profond qu'on le croit.»

Cet été, le trio n'a que trois spectacles de prévus: le 15 juin aux Francos, le 23 juin sur les plaines d'Abraham, à Québec, et le 29 juin à Amos, en Abitibi. Mais ils espèrent bien que les mots et les musiques de leur Québec mort et vivant résonneront dans les oreilles des Québécois. Qu'on se le dise, les Loco Locass sont revenus en ville sur un pied de guerre, avec leurs chiennes de travail rouge, leurs ceintures fléchées, leurs chansons qui déménagent et leurs poings résolument tendus.