Qualifier d'atypique le parcours de Juana Molina relève de l'euphémisme. Fille d'un chanteur de tango respecté, Horacio Molina, et d'une actrice très populaire, Elva «Chunchuna» Villafañe, elle vécut son enfance dans le gratin artistique d'Amérique latine. Puis se trouva en France de 1976 à 1981 avec sa famille ayant fui le régime militaire argentin, y passa l'adolescence avant de rentrer en Argentine et d'y vivre sa vie.

Ses deux vies, en fait.

De retour à Buenos Aires pour y étudier l'architecture, elle devint plutôt une superstar de l'humour. Télévisés aux heures de grande écoute, ses sketchs et parodies étaient prisés par un public de masse. Au tournant des années 90, elle avait même sa propre émission, Juana y sus hermanas, dont on peut encore visionner des extraits sur YouTube. Alors au sommet de la popularité nationale (et même latino-américaine), elle eut une fille et... sa première vie était derrière elle.

Exit la télé de masse, Juana Molina plongea la tête la première dans le cyber folk expérimental et se mit à dos la majorité absolue de ses admirateurs. Suicide professionnel? 

Contre toute attente, elle réussit à se tailler une réputation internationale et à conquérir un réseau de fans aux quatre coins du monde.

Au cours de sa seconde vie, elle a enregistré sept albums d'une rare qualité: Rara (1996), Segundo (2000), Tres cosas (2002), Son (2006), Un día (2008), Wed 21 (2013) et le tout récent Halo dont elle vient défendre la matière à Montréal, dans le cadre de Pop Montréal. 

Entre autres démarches poétiques, elle s'y approprie le fantastique et le réalisme magique, par exemple dans la chanson Paraguaya; y luit la luz mala, halo de lumière que génèrent les ossements des morts mal enfouis.

Qu'on ne s'y méprenne pas, la sorcellerie de Juana Molina n'a rien de maléfique, elle envoûte pour les bonnes raisons.

Sans que les fondements en fussent dénaturés, la musique de cette autodidacte surdouée n'a cessé de se bonifier, se complexifier. On lui fait le compliment lorsqu'on la joint au Pérou. Elle réagit en toute humilité: 

«Vous savez, je n'ai jamais songé à cette amélioration. Chaque fois que je termine la création d'un album, je me dis plutôt que c'est fini, que je ne pourrai plus rien accomplir. J'ai le sentiment d'avoir tout donné à jamais! De plus, je crois être très mauvaise avec la technologie qui sert ces nouvelles idées que je n'aurai plus. J'oublie très vite ce que je viens d'apprendre...»

Ajouts et retraits

Évidemment, il ne s'agit que d'une fausse impression, dépression post-partum de l'acte créateur. Halo, laisse-t-elle entendre par ailleurs, s'inscrit dans le même cycle que l'album Wed 21.

«Auparavant, explique-t-elle, je travaillais souvent seule et mes chansons étaient une addition progressive ou un retrait progressif d'éléments musicaux venus de mon jeu et de ma voix. À un moment donné, je me suis lassée de ce processus: j'ai voulu impliquer des musiciens et jouer différemment avec les ajouts et retraits d'éléments.»

Ainsi fut créé Wed 21, puis Halo. Pour ce dernier, elle a d'abord fait ses maquettes dans la remise de sa maison transformée en studio, puis dans un studio texan aux côtés de l'ingénieur du son Eduardo Bergallo, de ses sidemen Diego López de Arcaute et Odin Schwartz, sans compter le guitariste John Dieterich, que l'on sait membre de l'excellent groupe américain Deerhoof.

Ce passage en studio fut d'abord souhaité par Odin, multi-instrumentiste avec qui elle travaille depuis trois ans et réalisateur de Halo.

«Il s'y connaît en technologie, et il a insisté pour que nous allions dans ce studio du Texas, ce que je ne voulais pas du tout au départ; je n'aime pas la pression des horaires de ces studios, je n'aime pas me sentir observée pendant que je compose, j'ai l'impression d'y dévoiler des secrets intimes.»

Elle finit quand même par accepter: 

«J'ai mis une semaine à m'y faire, j'ai appris à ignorer la présence des techniciens et finalement apprécier les lieux. Ce studio offrait une immense variété d'instruments, j'en ai choisi plusieurs au départ et j'en ai finalement gardé très peu pour l'enregistrement. Nous nous sommes quand même bien amusés là-bas!»

«Nous avons enregistré plein de trucs sans trop savoir ce que nous faisions, puis nous sommes rentrés à la maison avec des tas de musiques.»

Est-il besoin de préciser que Juana Molina ne souscrit pas aux techniques classiques de création chansonnière? Elle travaille plutôt à partir de longues boucles de motifs, à l'intérieur desquelles elle inscrit de nouvelles informations. Cette technique, souligne-t-elle, a ses avantages et ses inconvénients: 

«Il faut ensuite choisir les petites parties de la version finale. C'est bien lorsqu'on a fait le plein d'information, mais c'est moins bien lorsqu'on doit faire des choix entre plusieurs éléments qu'on estime valables. Au retour du Texas, j'ai dû abandonner de belles choses, mais... au bout du compte, je ne regrette pas mes choix.»

Des vies inconciliables

Sur scène, elle vient avec les deux mêmes musiciens: Odin Schwartz à la guitare, à la basse, aux synthés, au chant; Diego López de Arcaute à la batterie et aux percussions électroniques; Juana Molina à la guitare, aux claviers, et au chant, évidemment. La matière au programme de cette tournée, annonce-t-elle, est essentiellement constituée des albums Halo et Wed 21, dont on peut voir quelques clips sur l'internet.

Étrangement, elle confie ne pas adorer faire des vidéoclips de ses chansons, jeu auquel elle se prête néanmoins pour les besoins de la profession. «J'ai parfois l'impression d'y camper une mauvaise version de mon propre personnage, ce qui est fort différent de l'époque où je caricaturais des femmes qui n'avaient rien à voir avec moi.»

En cela, notre interviewée continue de croire que ses deux vies sont inconciliables. «Il me faudrait un David Lynch pour me faire réaliser cet exploit», conclut-elle avant de pouffer de rire... et de poursuivre le septième chapitre du second tome.

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Juana Molina se produit en trio, ce soir, à 22 h, à la Fédération ukrainienne.