Montréal s'est donné jusqu'à 2017 pour devenir une authentique métropole culturelle. En attendant, nous sommes allés à Berlin, à Milan et à Portland, trois villes comparables à Montréal par la taille et la population, voir comment s'y porte la culture. D'une ville à l'autre, nous avons découvert des scènes culturelles très différentes, mais qui ont en commun avec Montréal un appétit pour la création et la créativité. Dernier constat: Montréal a peut-être encore deux ou trois choses à envier aux autres métropoles culturelles, mais plus pour très longtemps.

Dans l'entrée du bureau du maire Sam Adams, à l'hôtel de ville de Portland, un grand tableau d'art naïf représente Isaac Brock, une guitare à la main, à côté d'un sanglier.

Isaac Brock est le leader de Modest Mouse, l'un des groupes les plus réputés de Portland, devenue depuis quelques années la nouvelle Mecque du rock indépendant américain. Une ville dont l'agglomération compte 2,2 millions d'habitants, jeune et décontractée, baba cool et écolo, où hordes de hipsters boivent du café équitable en écoutant l'un des nombreux groupes indie rock de la scène locale (The Decemberists, The Shins, The Dandy Warhols, Gossip, Wild Flag, Typhoon, AgesAndAges, Horse Feathers, etc.).

Pas un mois ne passe sans qu'un média spécialisé - Spin, Rolling Stone, Pitchfork - ne vante les mérites d'un nouveau groupe de Portland. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le tableau grandeur nature d'Isaac Brock trône dans l'entrée du bureau du maire. Illustration claire, s'il en faut, de l'ouverture de l'administration municipale à tout ce qui concerne la culture.

Maire de Portland depuis quatre ans, Sam Adams, lui-même photographe, «acteur» (dans la série télé Portlandia, voir encadré) et admirateur des Decembrists, a ouvert grandes les portes de sa ville aux artistes, qui viennent désormais de partout aux États-Unis pour s'y établir. À l'image de Robin Pecknold, le chanteur de Fleet Foxes, qui s'est installé à Portland il y a quelques mois, enrichissant une scène musicale diversifiée qui compte aussi Pink Martini ou encore Esperanza Spalding.

«Portland est une ville progressiste très axée sur les arts. Et le maire est un allié des artistes, me confirme Cary Clarke, adjoint du maire en matière de culture. Il y a beaucoup d'artistes qui viennent s'installer à Portland parce qu'il est possible de s'y loger à bas prix, plus que dans toute autre ville de la côte Ouest.»

Cary Clarke, la jeune trentaine et originaire de Los Angeles, est arrivé à Portland comme bien d'autres, il y a 10 ans, pour fonder un groupe de musique. C'est le maire lui-même qui a recruté le jeune fondateur du Festival PDX Pop Now et chroniqueur rock à l'hebdo culturel The Mercury, il y a deux ans. «J'ai trouvé ça inhabituel et très inspirant que le maire me propose de m'impliquer», dit-il.

À gauche et à droite dans les médias américains, on parle depuis cinq ans de Portland comme de la «nouvelle Austin» ou du «nouveau Brooklyn» (comme Montréal d'ailleurs, lors du dernier Festival SXSW... à Austin). La nouvelle scène musicale dans le vent. L'équivalent de ce qu'était Seattle, ville rivale de l'État voisin de Washington, il y a 20 ans, à l'époque de l'éclosion du grunge.

«Portland a bénéficié, avec un certain décalage, des contrecoups de la vague grunge, croit Curtis Knapp, qui dirige Marriage Records, spécialisé dans le punk. Il y a plein de labels ici, mais aucun qui est dominant. La mentalité Do It Yourself est bien ancrée. Portland, ce n'est pas seulement un buzz. C'est un état d'esprit.»

Le cliché veut qu'un musicien de Portland porte la barbe ou la moustache, une tuque, une chemise à carreaux, des lunettes au à la monture noire rétro, et joue du folk rock. Les artistes de Portland n'aiment pas cette étiquette qu'ils jugent réductrice, mais elle n'est certainement pas sans fondement.

Presque tous ceux que j'ai rencontrés - du vieux chauffeur de taxi fan de jazz au conseiller en vins promoteur de musique classique - étaient liés de près ou de loin à la scène musicale. Et j'ai aperçu à Portland plus de hipsters au mètre carré que dans le seul quartier du Mile End à Montréal, où ces jeunes gens branchés se trouvent en très forte concentration.

Autour de la mythique librairie Powell's, dans le Cultural District, tous ces mélomanes ont accès à une quantité impressionnante de magasins de 33-tours et de CD, neufs ou d'occasion, comme Jackpot Records, 360 Vinyl, EM ou Tender Love Empire.

Rebecca Gates est une figure reconnue de la scène rock indépendante de Portland. Elle a connu les années grunge avec son groupe des années 90, The Spinanes, sur la célèbre étiquette Sub Pop. «Je fais partie de la première génération de musiciens qui ne sont pas partis faire carrière ailleurs, dit-elle. Portland a commencé à attirer des musiciens d'ailleurs. C'est devenu une ville très jeune, écolo, intéressée par le développement durable. Les quartiers industriels se sont enrichis de restaurants et de studios d'art. Et la scène musicale a pris son envol.»

La scène musicale de Portland a toujours été effervescente, sans toutefois que les artistes soient très reconnus à l'extérieur du nord-ouest des États-Unis. «Mais depuis cinq ans, on semble connaître "notre moment", dit Mike Jones, qui a joué dans des groupes dans les années 80 avant de fonder une étiquette et une maison de distribution de disques. De jeunes musiciens déménagent à la dizaine à Portland. Pas en espérant être repêchés par des majors, mais parce qu'il y a une qualité de vie, que les loyers ne sont pas trop chers et qu'il y a un vrai sens de la communauté. Plusieurs employeurs comprennent le besoin de musiciens de conserver un emploi stable tout en faisant des tournées et acceptent d'aménager des horaires flexibles. On ne trouve pas ça partout. C'est une ville où, de manière générale, on permet aux gens d'être créatifs.»

Maire courage

Tous ceux que j'ai rencontrés pendant ce long week-end de février s'entendent pour dire que le maire Sam Adams a joué un rôle prépondérant dans le nouveau souffle que connaît Portland, qui est la ville des cinéastes Todd Haynes et Gus Van Sant, ainsi que de multinationales comme Nike ou Intel. L'un des principaux objectifs du maire est d'ailleurs de créer un fonds annuel pour le soutien des arts de 15 à 20 millions, ce qui est, aux États-Unis, où le soutien public aux arts reste minimal, une initiative très remarquée.

«Le maire comprend comment l'influence artistique d'une ville peut créer non seulement du dynamisme, mais de l'emploi», dit Curtis Knapp, qui n'a pas 40 ans mais dirige, en plus d'une étiquette de disques, une maison d'édition et un ambitieux centre d'art contemporain, YU, dans le quartier en pleine ébullition de Central Eastside.

Cette ancienne buanderie centenaire a été reconvertie il y a quatre ans en lieu dynamique de diffusion d'oeuvres d'art, de poésie, de cinéma et d'événements multidisciplinaires. «L'art contemporain est un peu le parent pauvre à Portland, dit Knapp. Nous tentons d'offrir un lieu aux créateurs, qui n'auront plus besoin de s'exiler à New York ou L.A. pour faire connaître leur art. Et qui puisse aussi attirer en ville les artistes de réputation internationale.»

Curtis Knapp est arrivé à Portland à 23 ans en jouant, lui aussi, dans un groupe de musique, en écrivant de la poésie, et en gérant une salle de spectacles. Il s'occupait à la fois d'un squat en ville, qui hébergeait clandestinement plusieurs musiciens, dont ceux des Decembrists, le groupe-phare de la scène musicale indépendante. «Leur succès a certainement ouvert la porte à plusieurs autres, dit-il. Mais Portland n'est pas seulement une ville de rock indépendant.»

C'est entre autres pour son esprit communautaire, et pour la camaraderie entre musiciens, que la musicienne et militante des droits des artistes Rebecca Gates est revenue récemment vivre à Portland, après des séjours à Chicago, Austin et New York. «L'attention médiatique frise parfois le ridicule! croit cette francophile qui a en partie enregistré son dernier album à l'Hotel 2 Tango, dans le Mile End de Montréal. Colin Meloy (le chanteur des Decembrists) me disait récemment à la blague que le New York Times devrait être interdit de séjour à Portland!»

La fièvre du samedi soir

Portland est une ville qui vibre. Le samedi soir où j'y étais, le Doug Fir, petite salle de spectacle très fréquentée, faite de murs de billots de bois, était archi comble pour le lancement de l'album du groupe local Lost Lander. Le même enthousiasme animait les Mississippi Studios, où Thee Silver Mount Zion Orchestra, groupe post rock du Mile End à Montréal (on y revient invariablement), jouait à guichets fermés.

Devant le Roseland Theater, des dizaines de jeunes faisaient la file pour un spectacle de hip-hop. Filles en hot pants et en soutien-gorge, garçons aux jeans sous les fesses, malgré la soirée fraîche. Noirs, blancs, latinos, témoignant d'un caractère multiethnique qui fait souvent défaut dans les descriptions de Portland.

Le lendemain, au Holocene, autre salle de spectacle branchée du Central Eastside, les hipsters étaient majoritaires pour assister à une soirée-bénéfice du Dill Pickle Club, un mouvement citoyen qui regroupe bien des militants écologistes et des artistes de Portland. En écoutant de la musique folk et jugeant un concours de cornichons marinés par les plus grands chefs de Portland, qui s'est aussi développée une réputation enviable de destination gastronomique.

Sur une grande murale de Portland, on trouve ce credo: «Keep Portland Weird». La ville l'est. À Portland, l'extravagance est la norme. J'ai croisé des freaks sur Broadway. Une jeune Asiatique obèse, habillée en nourrice, qui semblait tout droit sortie du cirque de Jim Rose. Une punkette rousse accompagnée d'un garçon portant des fleurs dans les cheveux. De jeunes punks dignes des années 70, épingles à linge et coupes de cheveux en hérisson, dans le parc qui longe la rivière Willamette.

«Portland est une ville décontractée, de bon café, de bonne bouffe, et d'art. Ses citoyens sont à cette image, en symbiose avec leur environnement», remarque Larry Crane, propriétaire des studios Jackpot! qui s'est fait un champion du regretté Elliott Smith - longtemps résidant de Portland -, et est l'instigateur de la compilation Portland Covers Portland, constitué de reprises de chansons de groupes de Portland de toutes les époques. «Quand la caravane aura passé, dit-il, Portland sera toujours Portland!»

La série humoristique Portlandia est devenue un succès culte de la télévision câblée aux États-Unis, dès sa création l'an dernier sur la chaîne IFC. Une troisième saison est prévue en janvier 2013.

Cette hilarante émission à sketches, mettant en vedette de nombreux personnages interprétés par Fred Armisen (Saturday Night Live) et Carrie Browstein (du groupe Sleater-Kinney), se veut un condensé de tous les clichés sur Portland, la ville écolo-grano-hipster la plus «verte» des Etats-Unis. Là «où les jeunes gens viennent pour prendre leur retraite» et où «le rêve des années 90 est toujours vivant», comme le veut l'irrésistible Song of Portlandia.

La caricature de Portlandia n'est jamais très loin de la réalité dans cette ville où un salon de bronzage propose un traitement au vaporisateur biologique. Portlandia, qui n'hésite pas à mettre en scène des artistes de la ville -de Gus Van Sant à Isaac Brock, en passant par le maire Adams lui-même, qui joue l'assistant du maire (Kyle McLachlan) -, a certainement contribué à ce que les projecteurs restent braqués sur Portland. Certains adorent. D'autres moins.

«Plusieurs trouvent qu'il y a trop d'attention portée sur Portland depuis un an à cause de l'émission, dit Mike Jones, qui travaille dans l'industrie du disque. Mais c'est une émission comique, qui réussit très bien, avec beaucoup d'autodérision, à dépeindre le côté baba cool de notre ville.»

Photo NYT

Portlandia