La saga des manuscrits retrouvés en 2021 de Louis-Ferdinand Céline touche à sa fin. Tel qu’annoncé, et à une vitesse assez étonnante, ont été publiés par Gallimard dans la dernière année les inédits Guerre, Londres et, dès mercredi en librairie au Québec, La volonté du roi Krogold suivi de La légende du roi René.

Je vous avais raconté l’an dernier à pareille date, pour la sortie de Guerre, l’histoire plutôt rocambolesque de la redécouverte de ces manuscrits que les céliniens n’espéraient plus. Un évènement littéraire qui a eu son impact dans les ventes, et qui a bousculé l’organisation éditoriale de l’œuvre dans la Pléiade. Deux des quatre volumes des œuvres viennent d’être refondus pour y inclure ces milliers de pages revenues à la surface, et la Pléiade sortira aussi, fin juin, un Album Céline.

Lisez la chronique « La guerre dans la tête de Céline »

Une véritable fête pour les lecteurs de l’écrivain français considéré à la fois comme l’un des plus importants et l’un des plus maudits du XXe siècle – un mélange toujours garant de succès. Mais précisons que beaucoup de lecteurs de Céline aujourd’hui sont davantage des littéraires que des idéologues, qui collectionnent ces inédits comme les beatlemaniaques le font avec les enregistrements du groupe.

Nul doute qu’il y aurait eu moins d’exemplaires vendus si le premier inédit publié avait été La volonté du roi Krogold, cette « légende gaélique » que Céline chérissait comme un talisman dans ses écrits perdus, qu’il décrivait dans sa correspondance comme un « Moyen Âge d’opéra » et dont il a inséré des extraits dans Mort à crédit, notamment. Il faut vraiment être fan pour lire ces versions inachevées que je n’ai pas été capable de finir : La légende du roi René, datant du début des années 1930, d’un style plus sage que La volonté du roi Krogold, écrite en 1939-1940. Ces récits de guerre « façon bardique », où Céline invente une langue néo-médiévale, pourraient déconcerter les lecteurs attachés à la modernité glauque de Bardamu, mais ils appartiennent au laboratoire de la langue célinienne. D’ailleurs, le projet avait été refusé par Denoël, l’éditeur du Voyage au bout de la nuit, qui ne devait pas trop y voir un éventuel profit.

Mais ce serait oublier combien Céline était fasciné par cette langue française d’avant l’aseptisation classique, lui qui admirait Villon et Rabelais. N’avait-il pas dit lors d’un entretien : « En vérité, Rabelais, il a raté son coup. Oui, il a raté son coup. Il a pas réussi. Ce qu’il voulait faire c’était un langage pour tout le monde, un vrai. Il voulait démocratiser la langue, une vraie bataille… La Sorbonne, il était contre, les docteurs et tout ça… Tout ce qui était reçu et établi, le roi, l’Église, le style, il était contre. » On dirait presque qu’il parle de Twitter.

Pour Céline, le gagnant de cette bataille était Jacques Amyot, le traducteur de Plutarque. « C’est sur lui, sur sa langue qu’on vit encore aujourd’hui. […] les gens maintenant veulent toujours et encore de l’Amyot, du style académique. Ça, c’est écrire de la merde. Du langage figé. »

Peut-être parce que je suis québécoise et qu’il reste dans ma langue des traces rabelaisiennes, peut-être parce que je n’ai pas fini Proust non plus, l’écrivain qu’on présente parfois comme son rival, mais c’est ce Céline-là qui m’a fascinée quand j’ai découvert Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, sans rien savoir du passé collaborationniste de l’auteur et encore moins connaître ses pamphlets antisémites. Je lisais pour la première fois un écrivain français qui se crissait de la perfection de la langue, c’était déjà quelque chose.

Mais il est troublant maintenant de découvrir ce Céline plongé dans son étrange féerie anachronique presque en même temps qu’il écrivait ses pamphlets dégueulasses où il appelait au meurtre, dans une sorte de joie créatrice où devaient se mêler la haine et le merveilleux. Comment ne pas être perturbé en lisant ces phrases, écrites à l’aube d’une nouvelle boucherie, celle de la Seconde Guerre mondiale, quand Gwendor le Magnifique, « grand margrave des Scythes, Prince de Christianie », supplie la Mort de lui accorder plus de temps, de ramasser plutôt cent mille goujats « tout gigotants, au seuil des batailles, impatients de leur tour, tout frémissants de l’enthousiasme des charniers ! ». Et Gwendor d’ajouter : « Tout est magique pour le peuple. Ils s’assassinent dans un rêve. Quel plaisir ils vont ressentir à se donner âmes et boyaux, pour rien, vers rien, en rien. » J’ai rarement lu quelque chose de plus joyeusement nihiliste.

L’éditeur Alban Cerisier, qui signe le texte « Que faire de la réalité ? » à la fin du livre, nous prévient : « Il faut se garder d’essayer d’établir trop de correspondances entre le Moyen Âge de Céline et l’époque médiévale ou la Renaissance des historiens ; on y perdrait son moyen français ou son bas breton. Céline cherche l’effet et non l’exactitude ; il embrasse large et fait son marché dans sa mémoire et son imagination, au risque de froisser la frise chronologique de l’instituteur. C’est son Moyen Âge, noir et flamboyant, et c’est aussi un peu le nôtre. »

Avec toutes ces publications, Louis-Ferdinand Céline a été une superstar de la dernière année littéraire, à égalité avec Houellebecq et ses mésaventures pornos – j’ai l’impression que ce n’est pas un hasard. Certains craignent que cela n’ouvre la voie à la réédition des pamphlets antisémites de Céline, ce qui n’a pas été fait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en France – au Québec, il existe un petit tirage. Peut-être que, malheureusement, l’heure est venue, alors que les démons du passé ressurgissent comme des manuscrits perdus. Comme dans une féerie d’autrefois, une autre fois.

La volonté du roi Krogold — La légende du roi René

La volonté du roi Krogold La légende du roi René

Gallimard

315 pages
En librairie mercredi