« Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la Terre aurait changé », disait Blaise Pascal, à propos de ces détails qui ont des incidences profondes sur le cours de l’histoire. Et l’Histoire avec un grand H, c’est parfois des histoires qu’on se raconte. Par exemple, nous savons tous que si le Sphinx n’a pas de nez, c’est la faute au gros Obélix qui l’a cassé en grimpant dessus.

Et si la peau de Cléopâtre avait été noire ? Nul doute que la face du monde aurait changé aussi, mais l’avancer comme c’est le cas dans la série documentaire La reine Cléopâtre qui vient de sortir sur Netflix est en train de causer un incident diplomatique avec l’Égypte. Dans ces nouveaux épisodes de la franchise Reines africaines, produite par Jada Pinkett Smith, on reprend une théorie que peu d’égyptologues soutiennent voulant que la plus célèbre reine d’Égypte ait été noire, parce qu’il y aurait un mystère sur ses origines du côté maternel.

C’est bien la seule audace de cette série où l’on n’apprend rien de bien nouveau sur Cléopâtre, fabriquée dans le même moule que des tonnes d’autres où des invités parlent entre les reconstitutions historiques boiteuses. C’est souvent très quétaine, les reconstitutions historiques, mais ça fait du visuel attrayant pour le spectateur lambda.

N’empêche, les Égyptiens sont outrés qu’une production américaine trafique leur histoire. Une pétition a récolté des milliers de signatures, jusqu’au célèbre archéologue Zahi Hawass qui est monté au front. Car si on reconnaît que le cinéma hollywoodien a « whitewashé » les grands personnages du passé (Jésus n’était sûrement pas un blond aux yeux bleus), on se demande si cette production-là n’est pas en train de « blackwasher » la lignée des Ptolémées en confiant le rôle de Cléopâtre à Adele James, une actrice britannique d’origine métisse.

Certains se demandent si, par les tentacules mondiaux de Netflix, le pays ne se retrouve pas pris en sandwich dans les querelles raciales états-uniennes.

À la télé et au cinéma, Cléopâtre a été jouée par Elizabeth Taylor, Monica Bellucci, Lindsay Marshall ou Marion Cotillard, sans que cela fâche autant, et maintenant par Adele James, ce qui pourrait être vu comme progressiste si on n’avait pas présenté ça comme un documentaire qui pousse une thèse controversée, mais ce serait peut-être le fun qu’elle soit jouée parfois par une actrice égyptienne…

Il s’agit peut-être d’une combinaison de mon intérêt pour l’histoire et de l’increvable rêve d’enfant de s’habiller en princesse, mais j’adore les films à costumes qui font brailler d’ennui mon chum. Je les regarde tous, du pire navet au plus grand chef-d’œuvre. Mais j’ai beaucoup de difficulté à me défaire de mon côté psychorigide concernant les faits historiques. Par exemple, je tique lorsque les comédiens n’ont pas l’âge exact des personnages qu’ils incarnent. Et je hurle avec toute une nation quand un rare Canadien français dans une fiction étrangère est présenté comme un crétin joué par un acteur qui n’a pas l’accent. C’est important, la représentation. Pour tout le monde.

À ce sujet, je recommande l’essai paru chez Boréal de la romancière canadienne Esi Edugyan, Dans l’ombre du soleil – Réflexions sur la race et les récits. Une lecture passionnante, qui interroge le regard des musées européens, ou, chez nous, l’absence des Autochtones jusque dans nos histoires de fantômes. Elle parle entre autres de l’artiste Kehinde Wiley qui a fait un portrait de Napoléon en jeune homme noir. « D’aucuns pourraient considérer que l’œuvre de Wiley constitue elle-même une forme d’effacement, qu’en remplaçant les visages blancs de l’histoire européenne et américaine par des visages noirs, l’artiste cherche à démolir un héritage qui, bien que marqué par l’exclusion, n’en reste pas moins authentique, écrit-elle. Cet argument se trompe de cible, car les tableaux de Wiley ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Ils nous invitent plutôt à réfléchir aux nombreuses existences que les récits et discours dominants ont écartées. »

Récemment, l’humoriste américain Kevin Hart a vu son spectacle annulé en Égypte après avoir affirmé que les pharaons étaient tous noirs. Rappelons aussi qu’il y a beaucoup de gens qui pensent que les pyramides ont été construites par les extraterrestres, alors qu’on peine à maintenir nos ponts construits il n’y a même pas un siècle.

Bien sûr, il y a une différence entre vouloir éclairer des pans de l’histoire qui ont été relégués dans l’ombre par l’histoire officielle et vouloir réécrire le passé.

L’histoire est une discipline sans cesse en évolution, et je peux regarder pendant des heures des vidéos en noir et blanc sur YouTube où l’historien Henri Guillemin démolit Napoléon et défend Robespierre.

Dans la fiction, par contre, on peut s’amuser et se donner la liberté d’explorer les potentialités de l’uchronie comme on le fait avec la science-fiction. Pourquoi se limiterait-on à imaginer seulement le futur sous prétexte qu’il ne s’est pas encore produit ? Le meilleur exemple de cela est la série La chronique des Bridgerton, extrêmement populaire, dans laquelle la monarchie britannique s’est ouverte à la diversité au XVIIIsiècle dans un passé parallèle – mais pas sur les classes sociales, manifestement. La psychorigide en moi a sourcillé, puis j’ai dévoré les trois saisons en me disant « et pourquoi pas ? ». Et pourquoi pas La petite sirène plus foncée ? Et pourquoi pas Denzel Washington en Macbeth plutôt que dans le rôle d’Othello ?

Tout ce que la culture produit est toujours au présent, et lorsque nous regardons un film à costumes, il parle bien plus de nous que des personnages du passé, déguisés par notre regard contemporain. Ça n’a pas fini de brasser dans tous les domaines des arts sur la question de la diversité, c’est certain. Mais il me semble qu’il y a là une possibilité de jeu infinie (et de débats sans fin). Si, bien sûr, on continue en même temps de respecter le travail des vrais spécialistes.