La scène s’est déroulée vendredi dernier à Manchester, en Angleterre, lors d’une représentation de la comédie musicale The Bodyguard. Alors que Melody Thornton, vedette féminine du spectacle, entamait a cappella le grand succès I Will Always Love You, une spectatrice assise au balcon s’est mise à chanter aussi fort qu’elle.

Et elle l’a fait en faussant gaiement.

La chose a rapidement tourné au vinaigre et a pris des allures de Far West. Deux femmes ont été repérées par des membres du personnel qui ont dû user d’une certaine force pour les expulser. Un internaute a d’ailleurs écrit sur YouTube : « L’ironie d’être expulsée par un agent de sécurité en allant voir The Bodyguard ! »

Comme les spectatrices résistaient, des spectateurs se sont mis à scander « Dehors ! Dehors ! ». Une vidéo montre l’instant où l’on évacue les femmes. C’est hallucinant !

Face à ce chaos, l’équipe de production a décidé de mettre fin à la représentation. Plus tard, Melody Thornton a enregistré un message qui a été relayé sur les réseaux sociaux dans lequel elle disait qu’elle était navrée de la tournure des évènements.

Imaginez ! Vous avez payé entre 65 $ et 115 $ pour aller entendre des professionnels chanter sur scène et vous avez deux aspirantes au Gong Show qui gâchent votre soirée.

J’ai voulu savoir si au Théâtre St-Denis, où Le Bodyguard est également présenté depuis quelques jours, on avait connu ce genre de problème. Absolument pas, m’a répondu le porte-parole Kevin Lalancette, de la firme Roy & Turner, en ajoutant que « les gens peuvent chanter autant qu’ils le souhaitent ».

Est-ce que les spectatrices de Manchester étaient simplement éméchées et faisaient partie de cette catégorie de « spectateurs toxiques », sujet que j’ai abordé l’été dernier dans deux chroniques1, 2 ? Ce n’est pas clair.

Je me suis aussi demandé si ces femmes voulaient défier une consigne mise en place par la direction du Palace Theatre où avait lieu le spectacle. En effet, des ouvreurs montraient au public des panneaux avec la mention Please refrain from singing along (s’il vous plaît, veuillez vous abstenir de chanter) avant le spectacle.

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO

Une employée tient une affiche demandant aux spectateurs de ne pas chanter durant le spectacle.

Des annonces ont également été faites pour dire que les spectateurs auraient la possibilité de chanter à la fin, mais pas pendant le spectacle. Pendant le dernier numéro, quelqu’un a crié : « Est-ce que ça veut dire qu’on peut commencer à chanter maintenant ? » C’est à ce moment que le désordre a commencé.

Depuis vendredi, plusieurs médias anglais, dont la BBC, se demandent si les spectateurs ont le droit de chanter ou non durant un spectacle. Cette question, aussi banale que cruciale, est tout ce que je retiens de cette affaire.

Quand on est rendu à se demander à quel moment on peut chanter, fredonner, danser, ou taper des mains durant un spectacle, c’est qu’il y a une perte inquiétante de repères, d’étiquette, de savoir-vivre et de connaissances du monde du spectacle.

Pour ceux qui auraient besoin de précisions, voici quelques règles de base.

Un artiste chante a cappella ou accompagné d’un seul instrument : on ne chante pas.

Un artiste demande qu’on chante avec lui : on peut chanter.

Des spectateurs sont assis près de nous et risquent de nous entendre chanter ou fredonner : on ne chante pas.

On va voir un spectacle de heavy métal aux Foufounes : on peut chanter et même s’égosiller.

Il me semble que c’est clair qu’on doit être à l’écoute de la réalité des artistes qui sont sur scène. Cela détermine le degré de participation du public qui va de « tout le monde debout et on tape des mains », en passant par « allumez la lumière de vos cellulaires », jusqu’à la formation de chorales géantes (pratique dont je ne suis pas friand).

Certains diront que cette affaire est purement isolée et ne mérite aucunement notre attention. Pourtant, elle a fait le tour du Royaume-Uni, signe qu’elle témoigne d’un problème qui prend de l’importance. Des médias anglais se demandent maintenant si certains spectateurs sont devenus plus rowdy (turbulents) depuis quelque temps.

Voilà la preuve que ce phénomène n’existe pas que chez nous.

Un reportage publié lundi dans le quotidien The Guardian faisait état d’incidents similaires qui ont eu lieu récemment lors des représentations de Bat Out of Hell et de The Drifters Girl, à Londres, ainsi que de Jersey Boys, à Édimbourg. Et puis, il y a ce spectateur qui a été banni à vie du Royal Opera House pour avoir hué un chanteur de 12 ans qui faisait partie de la distribution d’Alcina.

Dans ce même reportage, on rapportait des histoires de couples qui avaient eu des relations sexuelles pendant des spectacles, d’autres qui urinaient sur leur siège. On dirait bien que les cas de spectateurs qui dérangent toute une rangée en allant aux toilettes sont de la petite bière maintenant.

Une enquête récente du Broadcasting, Entertainment, Communications and Theatre Union (Bectu) a révélé que 90 % des employés de salles de spectacle en Angleterre ont été victimes ou témoins de comportements inacceptables de la part de certains spectateurs. Et 70 % d’entre eux ont déclaré que la situation était pire qu’avant la pandémie.

Dans la foulée de ce sondage, Bectu a lancé Anything Doesn’t Go, une campagne favorisant une charte pour des « théâtres plus sûrs ». On en est là !

Il y a très exactement 50 ans cette année, Louise Forestier se demandait « Pourquoi chanter quand il y a tant à faire / Pourquoi niaiser devant ce beau parterre ». En effet, pourquoi chanter quand le beau parterre perd le nord ?

1. Lisez « Les spectateurs toxiques sont parmi nous » 2. Lisez « Chuuuuuuut ! »