Deux couples que tout oppose, à commencer par leurs valeurs, boivent un Spritz sur la terrasse d’un hôtel de luxe sicilien. Une rabat-joie et son mari, déprimés par l’état du monde, accompagnés d’un Roger Bontemps et sa femme, qui s’intéressent davantage à la température de la piscine qu’au réchauffement climatique.

La seule chose que ces deux couples fictifs semblent avoir en commun, au premier épisode de la deuxième saison de la série White Lotus, c’est leur amour de la série Ted Lasso.

Tout le monde aime Ted Lasso. Il n’y a rien de plus consensuel dans le paysage télévisuel actuel. L’histoire d’un entraîneur de football américain universitaire, embauché par une propriétaire récalcitrante, déterminée à le voir échouer alors qu’il dirige une équipe de soccer de première division en Angleterre, l’AFC Richmond.

C’est une comédie de bureau bonbon, une sitcom légère, pleine de bons sentiments, qui explore tous les recoins des malentendus culturels entre l’Europe et l’Amérique du Nord. On sourit aux jeux de mots boboches et aux références pop de Ted (irrésistible Jason Sudeikis). Et on s’attache à cette amusante distribution de personnages caricaturaux.

J’ai été surpris par le succès fulgurant de cette série qui a fait le plein de prix Emmy aux États-Unis, et qui a conquis bien des téléspectateurs au Québec. Sans doute parce que j’ai « télédévoré » Ted Lasso dès que la série est apparue sur Apple TV+, et qu’elle n’a pas d’emblée fait beaucoup de vagues dans les médias.

Qui, comme moi, s’intéresse assez au soccer de la Premier League anglaise pour s’enticher de ce drôle de téléroman à la Du tac au tac ? me suis-je demandé en découvrant Ted Lasso et ses blagues nichées sur Sheffield Wednesday.

J’avais tout faux. Il n’est pas nécessaire d’aimer le soccer pour aimer Ted Lasso. Pourquoi la première saison de cette série a été nommée plus souvent aux Emmys (l’équivalent de nos Gémeaux) que n’importe quelle autre avant elle ? Probablement parce qu’elle a été diffusée à l’été 2020 et qu’il n’y avait pas, à l’époque, de meilleur antidote au confinement pandémique.

Une fantaisie à la prémisse aussi originale que comique, à l’écriture efficace, et dont le fil d’Ariane est une bienveillance rassurante dont on avait tous besoin dans les premiers mois de la pandémie.

Or voilà : on n’a plus du tout le même rapport à la pandémie. On a décidé, à tort ou à raison, qu’elle était plus ou moins derrière nous. Aussi, notre appétit pour des personnages bienveillants à la télé semble s’être dissipé au profit de personnages plus cyniques, ce qui se traduit par un intérêt moindre (des critiques notamment) pour la troisième et dernière saison de Ted Lasso, offerte sur Apple TV+ depuis deux semaines.

On me dira que je fais de la psycho pop à cinq cennes, mais je crois que le désir pressant de retour à la normale de la majorité s’incarne dans l’inclination de plusieurs téléphiles pour l’ultime saison d’une série aux antipodes de Ted Lasso, et j’ai nommé Succession (offerte sur Crave depuis dimanche dernier).

Autant l’intérêt pour Ted Lasso exprimait une soif de bienveillance qui a été étanchée, autant l’intérêt continu pour Succession traduit le contraire : la désillusion cynique avec laquelle on observe la pandémie trois ans plus tard.

PHOTO FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

Brian Cox incarne Logan Roy dans Succession.

Succession est une série autrement plus ambitieuse que Ted Lasso, dans la forme comme dans le fond. Elle est en revanche tout aussi caricaturale et redondante. Depuis quatre saisons, le patriarche de la famille Roy, Logan (irrésistible Brian Cox) – né en Écosse et élevé en Estrie –, se brouille avec un ou plusieurs de ses enfants et collaborateurs, se réconcilie avec un ou plusieurs de ses enfants et collaborateurs, après les avoir trahis et avoir été trahis par eux.

Ses enfants eux-mêmes se plantent des couteaux dans le dos à qui mieux mieux. Chaque nouvelle saison de cette tragédie shakespearienne sous forme de soap capitaliste marque le début d’un nouveau cycle pas-du-tout-délicat de coups bas.

À la dernière saison de Ted Lasso, tout ne va pas toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes, même pour le candide Ted. Ce que désire sa patronne plus que tout, c’est vaincre la nouvelle équipe de son ex-mari, dirigée par Nate, l’ancien bras droit de Ted.

Nate s’est transformé d’un préposé à l’équipement réservé et timide en coach narcissique et arrogant. Il est obsédé par ce qu’on dit de lui sur les réseaux sociaux, méprisant avec ses joueurs et insultant envers Ted. Il ressemble en cela à Kendall Roy, l’héritier humilié de Succession, guidé par la même insécurité dans sa quête d’une approbation paternelle.

Ted Lasso n’en tient pas rigueur à Nate. C’est un gentleman, en toutes circonstances. Tout le contraire de Logan Roy, irrité par l’obséquiosité de son entourage. Il ne considère les gens que comme de potentiels consommateurs d’un marché dont il tire les ficelles. Il n’y a que le pouvoir et l’argent qui l’intéressent.

« Il a l’air d’un scrotum avec un toupet », dit-il à propos d’un lecteur de nouvelles de sa chaîne d’information continue, qu’il fait virer d’un appel courroucé en pleine nuit. Logan cristallise ce qu’il y a de plus laid, de plus odieux et de plus détestable chez l’être humain. Sa personnalité est captivante. On se demande jusqu’où il ira, dans les bas-fonds de la condition humaine, pour humilier ses adversaires.

Ted Lasso, au contraire, est un motivateur hors pair qui compense les limites de ses compétences au soccer par son empathie, sa psychologie et son affection sincère pour ses joueurs. On croit en lui comme il croit en eux. Parce qu’il est aimable, plus complexe qu’il n’y semble et qu’on espère qu’au bout du compte, ce bon gars finira le premier.