Bret Easton Ellis n’avait pas publié de roman depuis Suite(s) impériale(s) il y a 13 ans, et je craignais que l’un de mes écrivains américains préférés n’ait perdu son inspiration, ou se soit égaré dans les labyrinthes de la production cinématographique. Car ce n’est pas son essai White, paru en 2019, sorte de charge anti-woke d’un cinquantenaire fâché qui, bien que divertissant, m’avait convaincue de son incursion du côté de la « non-fiction ».

Toutes mes craintes ont été balayées quand je me suis plongée dans les 600 pages de son nouveau roman, Les éclats, qui fait dorénavant partie de mes titres favoris de l’écrivain avec Moins que zéro, Lunar Park et American Psycho. On dirait même que Les éclats est un mélange de ces trois romans-là.

Un véritable voyage dans le temps (accompagné d’une fabuleuse bande sonore) à Los Angeles en 1981, dans un enchevêtrement jouissif d’autobiographie et d’histoire de slasher pour adolescents.

Le récit se déroule à l’époque où Bret Easton Ellis écrivait ce qui allait devenir son premier livre, Moins que zéro, qui l’a propulsé à 21 ans au rang des écrivains vedettes. Pourquoi une si longue absence ? « Vous savez, j’ai été très occupé à Hollywood pendant dix ans, dit-il au téléphone, de sa résidence de L.A. Puis la pandémie est arrivée, et tout s’est arrêté. Je ne sais trop pourquoi, peut-être parce que les années 2020 et 2021 ont été terribles, comparées aux années 1980-1981, mais j’étais nostalgique de ce temps-là. Même si j’avais mes problèmes, j’ai réalisé que, mon dieu, 1981 était un paradis comparé à la merde que nous vivons actuellement. J’ai commencé à penser à mes amis, certains à qui je n’ai pas parlé depuis 40 ans ! Tous ces gens ont commencé à me hanter. »

Pas seulement les gens, mais les lieux aussi, où il sortait, qui ont tous disparu aujourd’hui, ce qui n’a fait qu’aggraver sa nostalgie. « Les éclats, c’est le livre que je voulais écrire en 1982, mais c’est Moins que zéro que j’ai plutôt écrit. Et là, 40 ans plus tard, je ressentais toutes ces choses et en écrivant les deux premières pages, j’ai compris. Ça n’a jamais été un roman du point de vue d’un garçon de 18 ans. C’est le point de vue d’un homme de 57 ans qui se rappelle ces incidents et cela m’a ouvert tout un monde. D’en parler au passé m’a donné la toile de fond, la recréation historique du Los Angeles de 1981, et c’est ainsi que j’ai senti le livre. Je n’avais pas senti quelque chose pour un livre depuis 10 ans. »

Ainsi, dans Les éclats, le narrateur se nomme Bret Easton Ellis, et se souvient de sa jeunesse dorée (et droguée) sur le chic campus de Buckley avec ses amis, quand il tentait d’être ce « participant palpable » dans la vie de tous les jours, cachant son homosexualité en ayant une copine. L’écrivain fait remarquer que dans tous ses romans, les narrateurs ont toujours eu l’âge qu’il avait quand il les écrivait. Le jeune Bret Easton Ellis aurait bien voulu avoir le détachement de Clay, son alter ego de Moins que zéro, dans cette période marquante de son existence. « Je voulais m’expliquer à moi-même ce que j’étais à cet âge et ce n’était pas Clay, le gars cool. Ce gars-là a disparu, ça fait longtemps, il n’existe plus maintenant. Je voulais vraiment écrire sur ma vie émotionnelle à 17, 18 ans. »

La tension est multiple dans ce roman où les influences de Joan Didion et Stephen King sont clairement affichées ; il y a cette tension sexuelle, propre à la jeunesse, mais cachée, qui force le personnage à maintenir un rôle, tandis qu’à Los Angeles sévit un tueur en série surnommé le Trawler, que Bret croit être Robert Mallory, le nouveau de l’école, dont il devient obsédé.

Mais comment était-ce, en 1981, d’être un adolescent gai ? « J’ai su que j’étais homosexuel à 8 ans, confie Bret Easton Ellis. Ça ne m’a jamais dérangé, mais j’ai compris que pour traverser ce monde jusqu’à l’âge adulte, c’était quelque chose qui devait être caché et je n’avais pas de problème avec ça. Sauf pendant l’année où se déroule Les éclats, où c’était un problème. J’avais deux camarades de classe avec qui j’avais des relations sexuelles secrètes. Mais il y avait quelque chose d’excitant et d’illicite à garder le secret. »

N’empêche, c’est en écrivant ce livre qu’il s’est rendu compte que son premier amant a probablement été son premier amour. « J’étais aussi nostalgique de nos corps et de notre désir, comparé à mon corps vieillissant de 59 ans… »

S’il y a une chose dont on peut être sûr avec les livres de Bret Easton Ellis, c’est qu’il n’y aura pas de traumavertissement et aucun « lecteur sensible » ne relira ses manuscrits.

Pour un écrivain qui a toujours dit que l’art était la religion de sa génération, ces nouvelles interrogations n’ont aucun sens, même si son roman American Psycho, qui a fait scandale dans les années 1990, avait d’abord été refusé par une trentaine d’éditeurs. « Nous VOULIONS être offensés par l’art ! lance-t-il, convaincu. Cette idée qu’on ne peut montrer quelque chose parce que cela pourrait heurter une sensibilité enfantine est l’une des raisons pour lesquelles la génération X, du moins en Amérique, est devenue aussi conservatrice, bien plus que les millénariaux ou les boomers. Je pense que c’est parce que nous avons eu tellement plus de liberté que nous ressentons cet aspect presque totalitaire de la liberté d’expression. »

En tout cas, il continue d’en profiter, car écrire a toujours été pour lui un immense plaisir et c’est peut-être aussi pourquoi on aime tant le lire. « Le livre devient ton meilleur ami, ton amant, tu y penses toute la journée. L’écriture d’American Psycho a été l’un des moments les plus amusants de ma vie. Je ne suis pas un écrivain “de carrière”, car je n’en ai rien à foutre de ce que les gens pensent. Je ne réfléchis pas à un éventuel lecteur, qui n’a jamais existé pour moi. Jamais. Quand j’écris, je ne pense pas à mon éditeur, à mon agent, à mes parents, à qui que ce soit. C’est uniquement pour moi que j’écris et c’est pourquoi la dédicace du roman dit : “pour personne”. »

Les éclats

Les éclats

Robert Laffont

603 pages