En 1989, j’avais 16 ans et je n’étais pas féministe. Mais cette année-là, j’ai dû le devenir. Dans ce Québec que l’on croyait progressiste, où l’on entendait souvent que le féminisme n’était plus nécessaire, à ranger dans les boules à mites avec les ponchos hippies des années 1970, deux évènements ont marqué les femmes au fer rouge : l’affaire Chantale Daigle et la tuerie de Polytechnique.

La série Désobéir : Le choix de Chantale Daigle qui vient d’atterrir sur Crave s’ouvre sur l’annonce à la télé de la fusillade de Polytechnique pendant que Chantale Daigle arrange le sapin de Noël avec sa famille. Un clin d’œil nécessaire, car ces deux évènements sont liés dans la mémoire collective des féministes québécoises. Ils nous rappellent que les attaques contre les femmes se répètent. J’aimerais écrire qu’en 2023, tout cela est chose du passé, mais l’actualité m’en empêche. En Iran et en Afghanistan, on fait tout pour que les filles n’accèdent pas à l’éducation. Aux États-Unis, le droit à l’avortement a connu un recul sans précédent avec le renversement de l’arrêt Roe c. Wade. Et chez nous, des conservateurs aimeraient bien rouvrir le débat.

Mais revenons à 1989, « l’année de tous les dangers pour le mouvement des femmes », a déjà écrit Francine Pelletier. L’avortement venait tout juste d’être décriminalisé avec l’arrêt Morgentaler, et nous pensions que c’était un droit acquis jusqu’à ce qu’un certain Jean-Guy Tremblay demande une injonction pour empêcher son ex-conjointe, Chantale Daigle, de se faire avorter. Cette histoire, qui allait se rendre jusqu’en Cour suprême, méritait vraiment d’être racontée, car même si j’ai suivi l’affaire à l’époque, j’ai appris beaucoup de choses dans la série – et je n’ai vu que les deux premiers épisodes.

Entre autres que le droit à l’avortement peut se revirer sur un dix cennes entre les mains d’avocats et de juges qui peuvent interpréter de façon tordue les textes de loi.

Mais il suffit parfois d’un cas particulier pour prendre conscience des brèches et les colmater – rappelons que tout dernièrement, une aberration dans le Code civil a été corrigée quand un agresseur sexuel a revendiqué la paternité d’un enfant né d’un viol en osant demander un test d’ADN. Désormais, aucun violeur ne pourra se permettre une telle indécence au Québec. L’audace de ces hommes-là qui utilisent la justice pour maintenir leur emprise sur leurs victimes est sans limites, on dirait bien.

Je me souviens qu’en 1989, on voyait apparaître des militants antichoix en se demandant d’où ils sortaient, alors qu’il nous semblait qu’on venait de tourner la page à ce sujet. Cela a mené à la plus importante manifestation pour l’avortement de l’histoire du Québec. C’est d’ailleurs à cette époque que j’ai commencé à faire des cauchemars dans lesquels j’étais enceinte, mais qu’il était trop tard pour me faire avorter.

Car il y a un suspense douloureux dans cette affaire, puisqu’à mesure que les procédures se multiplient, Chantale Daigle doit attendre avec un fœtus dont elle ne veut pas qui grossit dans son ventre. Il est hallucinant de revoir ça aujourd’hui dans une série très bien écrite par Daniel Thibault et Isabelle Pelletier, réalisée par Alexis Durand-Brault et portée par d’excellents interprètes – Éléonore Loiselle joue avec sensibilité Chantale Daigle et Antoine Pilon s’acquitte brillamment de la tâche ingrate d’incarner Jean-Guy Tremblay.

Ce qui est particulièrement émouvant est de voir une modeste jeune femme de 21 ans faire face à un pouvoir médical et juridique peu concerné par ses droits fondamentaux, alors qu’elle sort tout juste d’une relation toxique avec un homme violent.

Chantale (avec un e), que je voyais alors comme une « madame », n’avait que cinq ans de plus que moi et était plongée dans un tourbillon judiciaire et médiatique bien malgré elle, en plus de devenir un symbole du droit à l’avortement. Quelque chose se jouait-là et concernait toutes les femmes. Loin de se laisser faire, Chantale Daigle ira se faire avorter aux États-Unis juste avant la décision de la Cour suprême, ce qui avait jeté tout le monde sur le cul et d’où le titre Désobéir. J’ai hâte de voir les prochains épisodes.

Avec le recul et par cette production, j’ai encore plus de respect pour cette femme, aujourd’hui mère de quatre enfants et qui mène une vie discrète. Je me demande même pourquoi on n’a pas fait une série sur ce sujet bien avant. Heureusement, une nouvelle génération pourra découvrir cette histoire aberrante, mais fondamentale. Et d’une Chantal (pas de e) à la Chantale (avec un e), j’ai juste envie de dire : merci.

Désobéir : Le choix de Chantale Daigle, sur Crave