Le rôle d’Otello peut-il être chanté par un chanteur qui n’est pas noir ? Wagner est-il encore fréquentable ? Doit-on effacer la misogynie des opéras de Mozart ?

Comme les autres disciplines d’art, l’opéra est sérieusement touché par la vague de révisionnisme qui tend à éliminer ou à corriger des valeurs et des réalités qui se conjuguent difficilement à notre siècle. Cet art, qui a des racines bien ancrées dans les XVIIIe et XIXe siècles, procure mille et une raisons d’intervenir aux gardiens de la rectitude politique.

Préparez-vous, le phénomène des « opéras offensants » ne fait que commencer. Il s’empare des plus grandes maisons d’opéra. On peut imaginer qu’il sera de plus en plus rare d’entendre et de voir des œuvres dans leur version originale. Pire, certaines risquent d’être carrément mises à l’index.

Le dernier exemple flagrant de ce vaste mouvement touche le prestigieux Festival Glyndebourne, en Angleterre, qui a annoncé juste avant le temps des Fêtes qu’il allait « repenser la manière dont des opéras offensants » sont offerts au public. La compagnie reconnaît que certaines œuvres contiennent des points de vue « historiques et sociaux » qui peuvent choquer le public d’aujourd’hui.

« Là où autrefois l’exotisme et l’orientalisme de la représentation des cultures non européennes étaient acceptables, nous reconnaissons à travers notre objectif que ce qui était mal à l’époque l’est encore toujours aujourd’hui », peut-on lire dans un communiqué.

Élimination du blackface dans Aïda

Ce festival rejoint le Teatro Real, de Madrid qui, l’automne dernier, a annoncé qu’il éliminait toute présence de blackface dans sa production d’Aïda. Plus tôt, en 2022, l’Arena Di Verona a eu le malheur de recourir à cette ancienne pratique (dans le même opéra) et s’est attiré les foudres de certains spectateurs et d’artistes (la soprano américaine Angel Blue s’est retirée de la production).

Je dois dire que je suis entièrement d’accord avec cette vision. Il est même renversant de voir que cela n’est pas encore réglé. Depuis toujours, les amateurs d’opéra acceptent qu’un personnage de 17 ans soit chanté par un interprète de 43 ans. Alors, peuvent-ils faire preuve d’imagination pour le reste ?

D’un côté, on lutte contre les transformations, et de l’autre, on recherche l’authenticité. Le ténor allemand Jonas Kaufman a goûté aux effets de ce mélange de revendications. Alors qu’il tenait le rôle-titre d’Otello, de Verdi, en novembre 2021, au Teatro di San Carlo de Naples, il a eu droit à quelques huées. Le public n’a pas accepté que Kaufman, qui est blanc, interprète ce personnage, qui est noir.

Cela nous ramène à la question de l’inclusion à l’opéra. De grands pas ont été faits ces dernières années, mais il reste beaucoup à faire. S’il y avait suffisamment de chanteurs noirs pour interpréter Otello, le problème ne se poserait pas.

Parlant d’Otello, le chorégraphe de renom John Neumeir a eu la surprise de sa vie en apprenant que le travail qu’il avait fait autour de ce ballet a été annulé par le directeur du Ballet royal danois de Copenhague à cause des « stéréotypes racistes » qu’il véhiculait.

La représentation d’une danse africaine fut l’élément déclencheur de cette polémique lancée par les danseurs. La scène, qui ne durait que deux minutes, montrait un danseur blanc peint en bleu exécutant une danse africaine. Le chorégraphe de 83 ans s’est défendu en disant que cette danse était « codifiée et documentée ». Cela n’a pas réussi à convaincre la direction qui a mis ce ballet au rancart en novembre dernier.

La misogynie de Mozart

Certaines maisons d’opéra exigent maintenant un travail de préparation plus attentionné avant la présentation d’un opéra. Ce fut le cas au Royal Opera House de Londres lors de la production de Madama Butterfly l’été dernier. Pendant un an, des spécialistes ont accompagné le metteur en scène afin d’assurer un respect de la culture japonaise dans sa représentation (décor, costumes, maquillage, etc.).

Ça, ce sont des choses qui peuvent être plus facilement repensées. Mais l’opéra est un monde archi-complexe qui offre des écueils et des défis de toutes sortes aux metteurs en scène.

Qu’allons-nous faire de certains éléments « gênants » qui sont au cœur des histoires imaginées par les librettistes ? Doit-on supprimer la misogynie qu’on retrouve dans Così Fan Tutte, de Mozart, ou les exemples d’inceste dans le Ring, de Wagner ?

Comment composer avec le sort réservé à certains personnages féminins comme Tosca, Carmen, Desdémone ou Pamina ? Agressées, enlevées ou séquestrées, les femmes n’ont pas toujours le beau rôle à l’opéra.

Et puis, il y a l’antisémitisme de Wagner ou le racisme de Verdi.

Que de cailloux dans les chaussures de ceux qui établissent les programmations ! Majoritairement masculins et blancs il y a quelques années, ceux-ci côtoient maintenant des femmes et des personnes provenant des minorités qui ont le souci de ne pas offenser le public.

Il y a actuellement un climat de frilosité. Les directeurs de maisons d’opéra observent ce que les autres font. On vit constamment avec la crainte de voir éclater une controverse. On se protège du mieux qu’on peut. Le Metropolitan Opera de New York a même mis sur son site web un avertissement à l’intention de ceux qui souhaitent regarder une œuvre par l’entremise de son service en ligne.

On peut y lire : « Certaines performances disponibles dans le catalogue Met Opera on Demand incluent des représentations et des stéréotypes raciaux et culturels offensants. Les problèmes sont variés – des pratiques de production passées offensantes telles que le maquillage blackface, brownface et yellowface aux représentations culturelles racistes dans les textes des opéras eux-mêmes. »

Une révolution de la mise en scène

Où tout cela va-t-il nous mener ? À une révolution de la mise en scène, selon moi. Les metteurs en scène imaginatifs et audacieux ont de belles années devant eux. Les directeurs d’opéra vont de plus en plus se tourner vers eux pour trouver des « solutions ».

Mais comme on devait s’y attendre, cette vague est en train de créer un autre problème : les opposants au progressisme à l’opéra. De plus en plus d’artistes déplorent la dénaturation des œuvres classiques. En mai 2022, le ténor Roberto Alagna et la soprano Aleksandra Kurzak se sont retirés de la mise en scène de Tosca qui est actuellement offert au Liceu de Barcelone.

Afin de souligner l’Église comme outil d’oppression politique et de domination morale, le metteur en scène Rafael R. Villalobos a intégré des éléments du film Salo ou les 120 jours de Sodome, de Pasolini, qui dépeint les derniers jours du régime fasciste dans l’abjection et le sadisme.

Après avoir visionné des images vidéo, les deux interprètes ont été choqués de découvrir un univers où s’entremêlent le sadomasochisme, la nudité et la pédophilie. Quand Aleksandra Kurzak a vu que le personnage de Scarpia portait un collier de type sado-maso, c’en était trop. Les deux chanteurs ont quitté le navire.

Le monde de l’opéra a de grands défis devant lui. Et sans doute un lot important de controverses, de crises et de débats musclés. Quant à la guerre que se livreront les puristes et les progressistes, elle sera, à n’en point douter, épique et divertissante.

Mais comme cette forme d’art est capable de tout, y compris de permettre à un personnage de chanter une aria de six minutes avec un couteau planté dans le ventre, je suis sûr qu’elle saura plonger, elle aussi, dans le XXIe siècle.