Je ne me souviens pas avoir été autant émue en lisant la chronologie de la vie d’un écrivain. Pas une biographie, là : une simple chronologie, factuelle, agrémentée d’extraits de journaux, de correspondances, et de photos inédites. Tout simplement parce que cette vie est celle de Réjean Ducharme, qui a toujours été un mystère.

L’édition des romans de Réjean Ducharme dans la collection Quarto Gallimard, établie et présentée par la spécialiste Élisabeth Nardout-Lafarge, est un évènement, entre autres parce qu’on y trouve 68 chapitres inédits de L’océantume, le roman La fille de Christophe Colomb devenu introuvable, quelques textes en annexes et cette chronologie intitulée « Vie & œuvre », par Monique Bertrand et Monique Jean, qu’on lit dès le début de ce pavé de près de 2000 pages.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Élisabeth Nardout-Lafarge, Monique Jean et Monique Bertrand qui ont mené le projet de la réédition des romans de Réjean Ducharme dans la célèbre collection Quarto de Gallimard, devant l’un des appartements où a vécu l’écrivain, avenue de l’Esplanade.

Les deux Monique ont été les voisines, puis les amies du couple formé par Réjean Ducharme et Claire Richard – Monique Jean est d’ailleurs l’exécutrice testamentaire de l’écrivain.

C’est avec beaucoup de délicatesse qu’elles ont recréé ce parcours de vie, et cela dans un seul but : sortir l’homme de la légende, mais sans se substituer à lui, car ce sont bien les mots de Réjean Ducharme qui accompagnent les faits biographiques, puisés dans ses archives personnelles. Elles n’ont pas eu le sentiment de le trahir, car il n’a jamais demandé qu’elles soient détruites après sa mort.

« Ça fait quoi, une légende ? demande Monique Bertrand. Ça peut enfermer quelqu’un dans une espèce de bloc figé, et tu deviens plus un personnage qu’une personne. Ça peut laisser la place à toutes sortes de spéculations, d’interprétations, et de fausses vérités. Ça peut aussi finir par occulter l’œuvre. Nous voulions absolument corriger ça. Il n’est donc plus un personnage de papier, c’est une personne. Et c’est ce qu’il voulait qu’on retienne. Il a toujours dit : “Je ne suis pas un écrivain, je suis un homme qui écrit.” L’homme et l’œuvre sont enfin ensemble. »

« Enfin » est le bon mot : ça fait plus de 50 ans qu’on espère en savoir plus sur l’écrivain Réjean Ducharme.

La curiosité était trop forte, j’ai relu trois fois cette chronologie en me brûlant les yeux, car tous les extraits des écrits personnels de l’auteur sont imprimés en très petit dans les marges des grandes dates de sa vie. Et ça comble bien des vides, je vous jure.

« On espère qu’il y aura un jeu entre la vie et l’œuvre, si les gens veulent faire des liens » ajoute Monique Jean. On ne peut pas vraiment s’empêcher d’en faire, en effet. Par exemple avec Bérénice de L’avalée des avalées, dans cet amour douloureux pour sa mère qu’on sent dans les lettres de Ducharme, qui s’excuse régulièrement de la décevoir. En 1960, il ne réussit pas à se faire admettre au programme d’entraînement des officiers de la Royal Canadian Air Force pour payer ses études, et il craint que cet échec ne la fasse souffrir. « Parce que je me sens inutile…, lui écrit-il. Inutile parce que je ne peux même pas faire fleurir sur la bouche de ma mère l’un des milliards de sourires que je lui dois. » Mais il tente aussi de l’amuser, de la rassurer : « Ne crois pas tout ce que j’écris. J’ai tendance à noircir la vie en rose. » (15 novembre 1965).

Création et destruction

À part les critiques de l’époque, qui a vraiment lu les trois derniers romans de Ducharme – Dévadé, Va savoir et Gros mots – publiés dans les années 1990 et reçus parfois avec tiédeur ?

« Une bonne partie de la critique est restée attachée au premier Ducharme, note Élisabeth Nardout-Lafarge. Une des raisons qui me font plaisir de ce Quarto est de donner aux lecteurs l’ensemble de l’œuvre en même temps, pour qu’on raccroche ce premier Ducharme au dernier. Pour qu’on voie qu’il y a une cohérence. Il faut se rendre jusqu’à Gros mots, qui est presque testamentaire. C’est celui, je crois, où il s’avance le plus sur ce que c’était pour lui écrire. »

PHOTO MONIQUE BERTRAND, SUCCESSION RÉJEAN-DUCHARME, FOURNIE PAR GALLIMARD

Réjean Ducharme sur le perron de la maison familiale. 
Saint-Ignace-de-Loyola, été 1944.

Et le désir d’écrire est là dès l’enfance, c’est clair, encouragé par une mère qui croit à l’éducation, alors que son père, plutôt violent, lui répondra, lorsqu’il confiera vouloir devenir écrivain : « au lieu de ça, tu devrais te crisser à l’eau ». C’est presque ça qu’il fera, en s’enrôlant dans les forces régulières de la RCAF, où il franchira en 1962 le cercle polaire. Mais la vie au sein des forces lui est insupportable, elle le mènera vers l’hôpital psychiatrique où un médecin lui suggérera plutôt la voie artistique. De cette expérience militaire, il retiendra et gardera une discipline physique toute sa vie. Infatigable marcheur et cycliste, il s’infligera deux fois des fractures aux poignets pendant la vague des patins à roues alignées, ce qui mettra un terme à sa fabrication de Trophoux.

Élisabeth et les deux Monique estiment que Réjean Ducharme avait une grande force intérieure pour avoir surmonté la réaction intense de la publication de L’avalée des avalées en 1966. Un Québécois inconnu qui publiait chez Gallimard, existait-il vraiment, ce type-là ? On a cru à un canular, on l’a traqué pour le photographier, il y avait de quoi être effrayé pour cet être sensible qui avait connu l’intimidation. « Dans un monde qui devient de plus en plus médiatique, rester ce qu’il a décidé d’être, c’est-à-dire absent, sauf par son œuvre, vivant sa vie à l’écart, il y avait là une force assez incroyable, dit Élisabeth Nardout-Lafarge. C’est sans doute la seule attitude qui était possible pour survivre et pour maintenir l’œuvre qu’il avait envie d’écrire. » Tout de même, tient-elle à préciser, après un délire passager, tout le monde respectera le besoin d’anonymat de l’écrivain, dans une sorte d’acceptation unanime assez rare.

Cette œuvre, nous sommes chanceux de la lire, puisque Ducharme travaillait ses textes comme un maniaque. En ayant accès aux manuscrits originaux, Élisabeth Nardout-Lafarge peut en témoigner. « C’est un excellent lecteur et correcteur de lui-même. Mais le souvenir que je vais garder de ces manuscrits est le double mouvement d’expansion. Il va écrire, écrire et écrire, et dans un autre mouvement, qui à mon avis est tout aussi fort, il va détruire. Particulièrement pour L’hiver de force. On regarde ça et on se dit “ouf, on est passé à deux doigts de tout perdre”. Il est dans la créativité, c’est sûr, mais on est sur la crête de la destruction. Comme ses personnages, qui sont aussi au bord d’un désespoir dont ils pourraient ne pas revenir. »

PHOTO MONIQUE BERTRAND, BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES CANADA, FONDS RÉJEAN-DUCHARME, FOURNIE PAR GALLIMARD

Réjean Ducharme, manuscrit de L’hiver de force, 
septembre 1971 à mai 1972

L’éthique ducharmienne

Ce n’est pas un nihiliste ni un bougon solitaire, comme on le découvre dans la chronologie. Réjean Ducharme a vécu presque toute sa vie avec sa conjointe, la comédienne Claire Richard, et a cultivé ses amitiés, dont certaines avec des personnalités connues, comme Gérald Godin et Pauline Julien, l’écrivain J. M. G. Le Clézio, Robert Charlebois et Marie-Claire Blais. « Il y a toujours eu des amis autour de Ducharme qui faisaient partie du quotidien, souligne Monique Jean. Il était quand même très secret avec nous, pas complètement à l’opposé de ce qu’on connaît dans ses livres. C’était quelqu’un qui était dans sa tête, avec les mots, la littérature et ses personnages. Il marchait beaucoup seul, comme les écrivains en création. »

Avec ce Quarto, c’est une nouvelle génération qui découvrira peut-être Réjean Ducharme, délesté un peu de son énigme. Et qui comprendra qu’il aura tout fait pour protéger l’intégrité de son œuvre. « Je crois que l’œuvre s’oppose à toute marchandisation, affirme Élisabeth Nardout-Lafarge. Elle s’oppose aussi à la marchandisation de l’opposition à la marchandisation, à la contre-culture. Je pense à L’hiver de force. On est quand même en 1973, et il avait compris ce que beaucoup de sociologues nous disent aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il y a une sorte de marché des révoltes et des radicalismes, que même nos oppositions sont déjà prévues par la machine. Pourtant, c’est une œuvre qui a été “classicisée” au Québec très tôt, il fait partie du canon même s’il s’oppose au canon, et quand même, je ne crois pas qu’il soit récupérable. Il y a quelque chose là d’irréductible qu’il a sans doute payé très cher. »

« Il détestait la société de consommation et le fait de s’éloigner de son éthique personnelle, poursuit Monique Bertrand. Comment on peut être radical quand on est jeune et qu’ensuite, on ramollit. Je pense que ça peut intéresser les plus jeunes aujourd’hui. Ça, et la liberté, en tout, jusque dans la langue. »

Pour sa part, Monique Jean envie ceux qui n’ont pas encore lu Ducharme. « Je pense que tout est dans ses livres, si on cherche des réponses. Mon Dieu, être quelqu’un qui découvre Ducharme aujourd’hui, quelle chance ! »

Je dirais même quelle chance de le redécouvrir avec ce Quarto, qui n’aurait pas existé sans ces trois fées qui protègent admirablement bien son héritage.

Le petit frère de Marie-Claire Blais

Je ne m’attendais pas à ça, et pourtant, je ne suis pas tout à fait étonnée. Ce que l’on apprend dans ce Quarto colle à l’œuvre, comme si ça confirmait des choses qu’on avait devinées. Les extraits de ses journaux, carnets et lettres nous font espérer d’éventuelles publications, car la plume privée de Ducharme est aussi forte que la plume de ses livres.

La saga des lettres de Gallimard qui se perdent en arrivant de l’autre côté de l’océan parce que Ducharme n’arrête pas de déménager d’une piaule à l’autre est révélatrice de la galère des débuts. Il reçoit même un jour une invitation pour une chic garden-party à Paris, alors qu’il attend désespérément son assurance-chômage. À ce moment-là, il a 24 ans, et il a déjà envoyé quatre romans chez Gallimard (L’océantume, Le nez qui voque, L’avalée des avalées et La fille de Christophe Colomb), ce qui prouve une énergie créatrice hors du commun.

PHOTO MONIQUE BERTRAND, SUCCESSION RÉJEAN-DUCHARME,
FOURNIE PAR GALLIMARD

Claire Richard et Réjean Ducharme vers 1968

Mais c’est plus souvent dans la dèche qu’il vit, et ça durera longtemps, au travers de petits boulots alimentaires et de l’aide des amis. Comme bien des écrivains, il n’aura jamais roulé sur l’or. Au début, pour se donner du courage, il pense à Marie-Claire Blais, qu’il admire profondément et avec qui il entretiendra une correspondance. « J’ai passé quatre mois à Québec l’an dernier, lui écrit-il en janvier 1967. Quand j’étais écœuré, je me disais : “Marie-Claire comprendrait”. […] Vous m’inspirez (vous : ce que vous faites, ce que vous dites) et j’ai besoin de cela. »

PHOTO BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES CANADA, FONDS MARIE-CLAIRE-BLAIS, FOURNIE PAR GALLIMARD

Lettre de Réjean Ducharme à Marie-Claire Blais [octobre 1969], troisième page : « Je vous laisse, en vous embrassant, sur un silence d’un quart de page. *Je ne veux pas casser vos oreilles. »

Ces deux génies précoces qui ont commencé leurs carrières sur les chapeaux de roues se comprennent. C’est à elle, d’ailleurs, qu’il a dédié L’océantume, qu’on considère comme son tout premier roman écrit, « respectueusement comme à une princesse ». « Je continuerai de vous écrire jusqu’à ce que je ne tienne plus debout », lui écrit-il en juillet 1967. « Je n’ai personne d’autre que vous, je vous le jure. » Et il signe « en larmes et en sang, Réjean de la hideur »…

L’amour des chats et des chiens, la passion de la lecture, le doute intense et constant sur son talent, les passages à vide de l’inspiration – pendant son silence littéraire, Ducharme se lancera de façon acharnée dans la création de Trophoux qui seront exposés à la galerie Pink et vendus à un prix trop cher selon lui –, on en apprend un peu plus sur ce qu’il faisait pendant toutes ces années où il n’a pas publié, jusqu’à son retrait définitif à partir des années 2000, où il trouvera une sorte de douceur de vivre et découvrira avec fascination le caractère encyclopédique du Web.

Quoi d’autre ? Plein de choses qui ne sont pas détaillées, mais qui résonneront chez les lecteurs de Ducharme.

En 1972, en l’espace de deux semaines, sa sœur Diane se suicide à 24 ans et son père fait de même, à 52 ans. On n’en saura pas plus. Sinon que Claire Richard fera une tentative de suicide en 1975. Il écrira dans son journal « Claire dort. À l’hôpital général Lakeshore. Après avoir joué avec la mort. Pauvre chatte. Je te comprends va. Je mène la même vie que toi. »

En les voyant tous les deux sur une photo de 1968, j’ai été incroyablement touchée. Comment ne pas penser à André et à Nicole de L’hiver de force ?

Ces deux-là, malgré les tempêtes que tous les couples vivent, se soutiendront jusqu’à la fin, qui est bouleversante. En 2016, Réjean subit une opération d’urgence en raison d’un cancer du côlon. En le voyant dans un si piteux état à l’hôpital, Claire s’effondre de retour chez elle et meurt le lendemain. « Je suis devenu fou », dira-t-il à Monique Jean. Il la rejoindra environ un an plus tard, juste après avoir approuvé la publication de l’album Le lactume, réunissant ses dessins de jeunesse, et qu’il a dédié à celle qu’il aimait.

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Romans

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Quarto Gallimard

1952 pages