Les tournesols de Van Gogh. Le printemps de Botticelli. Les meules de Monet. La jeune fille à la perle de Vermeer. Et, bien sûr, La Joconde. Depuis plusieurs semaines, ces toiles célèbres, de celles qui vendent le plus de posters les reproduisant, ont été la cible dans différents musées de militants écologistes qui leur ont balancé de la purée de pommes de terre, de la soupe ou une tarte à la crème, afin de dénoncer notre inaction devant le réchauffement climatique. Ils ont pris soin, chaque fois, de choisir des toiles qui étaient protégées, si bien qu’elles n’ont pas été endommagées. Cela a valu une condamnation de deux mois de prison pour les militants qui ont attaqué l'œuvre de Vermeer.

Ce n’est certes pas la première fois qu’on voit ce genre d’action dans les musées. Ça fait partie de l’histoire de l’art, avoir envie de dessiner une moustache à la Joconde. Depuis longtemps, les artistes eux-mêmes sont les auteurs de la plupart des manifestations dans le cadre de l’espace muséal. Si ces toiles-là étaient déjà protégées, c’est que leur célébrité a inspiré des actions bien avant les militants écolos d’aujourd’hui.

La réaction à ces gestes provocateurs est à l’avenant. De l’incompréhension à l’indignation, en passant par des applaudissements, on entend que ces militants « nuisent à leur propre cause », air connu dès que des activistes dérangent, quand on ne dit pas, le ton grave, qu’ils sont des écoterroristes représentant la barbarie et l’inculture de notre époque allant droit vers l’effondrement de la civilisation (occidentale, évidemment).

Je vois mal comment on peut nuire à sa cause si le but est d’en faire parler. Pour ça, c’est réussi, car les coups d’éclat de groupes comme Extinction Rebellion ou Just Stop Oil ont fait le tour de la planète. Du bonbon pour les woke hunters ou les négationnistes du climat.

En tout cas, peu importe ce qu’on en pense, ils prouvent quelque chose : on s’énerve beaucoup plus d’une boîte de soupe jetée sur la vitre protégeant Les tournesols qu’en lisant les nouvelles sur l’environnement. Voilà qui dit tout, il me semble.

Je crains qu’au fur et à mesure que nous subirons les effets du réchauffement climatique, les gestes désespérés se multiplient. Et rien ne garantit qu’ils ne deviendront pas plus violents.

Beaucoup d’écolos sont soulagés pour la forêt amazonienne par l’élection de Lula au Brésil. Pendant ce temps-là, le nouveau patron de Twitter, Elon Musk, partage des trucs de conspirationnistes sur l’attaque au marteau au domicile de Nancy Pelosi.

Quelle époque, quand même.

Alors que le réchauffement climatique devrait être un enjeu évident sur lequel nous pourrions tous nous pencher et réfléchir, il est plutôt devenu un débat où on nous demande de choisir un camp et de nous déchirer sur le sujet pendant que la maison brûle.

Il est certain qu’on ne réglera pas le problème du réchauffement climatique en s’en prenant à des œuvres d’art et les militants eux-mêmes le savent. Ce qu’ils veulent faire naître est une réflexion plus profonde, je crois. Un peu comme celle du philosophe Timothy Morton, auteur de La pensée écologique, qui est certainement l’un des essais ayant le plus marqué ma conscience dans les dernières années. D’ailleurs, sur son compte Twitter, le philosophe a appuyé ces manifestations, car il croit au rôle de l’art dans la lutte écologique.

Un des concepts de Timothy Morton qui a bousculé mes méninges est celui des « hyperobjets ». Des créations du génie humain de l’ère industrielle, qui nous dépassent, dans leurs effets à long terme. Ce ne sont pas les œuvres d’art de l’humanité qui lui survivront le plus, mais ces hyperobjets, selon Morton. « Curieusement, le capitalisme crée des choses plus solides que jamais. Avec le réchauffement climatique, les hyperobjets constitueront notre legs le plus durable. Les matériaux, du simple polystyrène au terrifiant plutonium, dureront bien plus longtemps que les formes sociales et biologiques actuelles. Nous parlons en centaines et en milliers d’années. Dans cinq cents ans, les objets en polystyrène tels que les gobelets existeront toujours. Il y a dix mille ans, Stonehenge n’existait pas. Dans dix mille ans, le plutonium existera encore. »

Alors qu’un Van Gogh, aucune idée.

Nous voyons un peu la nature comme un visiteur regarde Les tournesols au musée, tel un paysage bucolique qu’il faudrait préserver sous verre. Nous regardons tout ça de l’extérieur, en nous pensant spectateurs, sans comprendre que nous sommes pourtant dans le tableau.

Le problème du réchauffement climatique se déroule à une échelle tellement vaste que rien ne sera épargné. On n’arrive pas à le saisir.

Dans La pensée écologique, Timothy Morton écrit ceci : « Il y a bien un réchauffement climatique ; il y a bien une urgence écologique ; je ne suis pas un nihiliste ; la vue d’ensemble ébranle les idéologies de droite, raison pour laquelle la droite en a si peur. Dans tous les cas, ce monde en train de fondre provoque la panique. »

Je pense parfois que si tant de gens sont en train de se détacher du réel en ce moment, ce n’est pas parce qu’ils sont cons, mais sensibles. Ils sentent viscéralement le danger écologique qui nous guette et le refusent de toutes leurs forces, avec les moyens du bord. Nier ou militer est une réaction plus dynamique que la passivité. Je suis rendue à l’âge où je planifie ma retraite, mais je me demande si c’est quelque chose qui sera possible dans 20 ans, et ce sentiment d’absurdité doit être semblable chez les jeunes à qui on demande de préparer leur avenir. Depuis au moins 50 ans, les écologistes nous préviennent de ce qui est en train d’arriver, et ça se passe plus vite que prévu.

Si nous réagissons si fortement à des actions qui n’ont pas vraiment d’autre conséquence qu’une retombée médiatique (et un renforcement de la sécurité dans les musées), c’est peut-être parce qu’elles nous rappellent ce à quoi nous ne voulons pas penser, tellement ça donne le vertige. Nous ne sauverons pas la planète, qui peut très bien continuer sans l’humanité malgré la petite perturbation que nous lui aurons causée dans l’éternité de millions d’années. Il ne faut pas se préparer aux conséquences du réchauffement climatique pour les éviter, parce qu’elles sont déjà là, c’est le futur qui nous attend et auquel nous n’aurons pas le choix de nous adapter.

Aussi maladroits soient-ils, ces militants nous rappellent la vulnérabilité et la vacuité des choses. Et nous demandent de regarder le grand tableau dans lequel nous sommes.