« Je vengerai ma race », écrivait la jeune Annie Ernaux dans son journal en 1963, inspirée par cette phrase de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » Celle des dominés, selon le sociologue Pierre Bourdieu, qui a été d’une grande influence dans son parcours.

Pour une revanche, c’en est toute une. À 82 ans, Annie Ernaux reçoit le prix Nobel de littérature, alors que son œuvre a longtemps été snobée par les critiques en France qui la considéraient comme « obscène et misérabiliste ». D’ailleurs, si elle a reçu le prix Renaudot en 1984 pour La place, elle n’a jamais obtenu le Goncourt…

Cette récompense suprême de la planète des lettres doit être remise du vivant de l’auteur, ce qui fait que beaucoup d’écrivains qu’on juge nobélisables passent à côté de ce prix parce qu’ils n’ont pas vécu assez longtemps pour le recevoir (je pense à Marie-Claire Blais, entre autres).

Les parieurs misaient cette année davantage sur Michel Houellebecq que sur Annie Ernaux, mais entre vous et moi, s’il l’avait reçu avant elle, j’aurais piqué une crise. J’ai plutôt crié de joie dans ma cuisine à l’annonce de sa victoire à la radio.

Annie Ernaux devient ainsi le 16écrivain d’origine française à recevoir le Nobel de littérature, la France étant le pays le plus récompensé par ce prix fondé en 1901, mais la première femme de ce groupe sélect de lauréats, et la 17femme récompensée dans l’histoire du prix.

L’Académie suédoise a voulu saluer en Annie Ernaux « le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Cela ne pourrait mieux s’appliquer à son livre Les années, ce chef-d’œuvre par lequel le grand public a découvert Annie Ernaux en 2008 et qui l’a fait connaître mondialement, où elle racontait la traversée d’une vie, en même temps que la traversée de toute une société.

L’année du couronnement

Décidément, l’année 2022 est celle des couronnements pour Annie Ernaux. Pas plus tard qu’en juin dernier, dans une entrevue avec elle pour la sortie de son livre Le jeune homme, je lui faisais remarquer à quel point elle était partout. À Cannes pour le film documentaire Les années Super 8, au cinéma avec l’adaptation par Audrey Diwan de son livre-choc L’événement qui décrivait son avortement dans les années 1960, véritable manifeste réactualisé au moment où les droits des femmes de décider pour elles-mêmes reculent partout (particulièrement aux États-Unis), et en librairie avec l’arrivée d’un superbe Cahier de l’Herne qui lui est consacré.

C’est toujours un bonheur d’interviewer Annie Ernaux, qui est d’une grande gentillesse et d’une humilité sincère malgré son aura indéniable. Elle affirmait n’avoir jamais cherché le succès. « J’ai toujours écrit avec ce que je sentais comme étant nécessaire, juste, disait-elle. Je ne me laissais pas du tout atteindre par les mauvaises critiques, d’autant plus que je savais d’où elles venaient. Souvent d’un clan journalistique. J’étais pour la justice sociale, mes livres détruisaient les hiérarchies, dans des façons d’écrire qui embêtaient un certain milieu. »

En recevant le Nobel, elle est revenue sur ce sentiment de justice en répondant aux médias suédois. L’écrivaine, qui a toujours été engagée à gauche, estime que cette récompense vient avec une grande responsabilité, celle de continuer à témoigner « d’une forme de justesse, de justice par rapport au monde ». Les inégalités sont un thème qui traverse toute son œuvre, qu’elles proviennent de la classe sociale, de la langue ou du genre, avec pour conséquence qu’à 82 ans, Annie Ernaux est probablement l’écrivaine vivante la mieux arrimée à la jeunesse militante. Son influence est peut-être même plus grande chez les jeunes auteurs que les écrivains qui sont ses contemporains. « Il se trouve que par les thèmes, effectivement, de transfuges de classe, par une forme de féminisme aussi, oui, sans doute, j’ai eu une influence, me disait-elle en juin. Mais je dirais que c’est davantage par l’écriture elle-même. C’était le roman ou l’essai, bien séparés, qui étaient privilégiés dans le goût et la critique littéraire. Je suis arrivée avec une manière de décrire qui était autobiographique, dans un refus du roman, mais qui n’était pas centrée sur un intime pur et dur. »

Annie Ernaux se voit comme une ethnologue d’elle-même, qui propose un regard à l’intérieur des choses et de la société, à un moment précis de l’histoire, ce qui donne toute sa puissance et son universalité à son œuvre. Elle a découvert ainsi combien « écrire sur soi, c’est écrire sur les autres ».

Ce prix Nobel n’est pas seulement une revanche de transfuge de classe pour Annie Ernaux, née Duchesne en 1940 dans une famille très modeste, où elle a grandi dans le café-épicerie de ses parents à Yvetot, en Haute-Normandie, avant d’échapper à sa condition par l’éducation et la littérature. C’est aussi la revanche de l’écriture des femmes, qu’on a toujours sous-estimée parce qu’elle aborde souvent l’intime, des sujets moins « nobles » que les gros canons de la guerre par exemple (thème abondamment récompensé par les prix littéraires en général), parce qu’elle offre l’autre vision du monde, qui est pourtant celle de la moitié de l’humanité.

Je possède deux fois plutôt qu’une l’édition Quarto réunissant ses titres les plus importants (des Armoires vides aux Années en passant par La honte, L’événement, La femme gelée, La place ou Passion simple), l’une que je laisse au chalet, l’autre à Montréal, pour toujours avoir Annie Ernaux près de moi. Le titre de cet ouvrage est « Écrire la vie », ce qui décrit très bien l’entreprise extraordinaire de l’écrivaine, qui la résume ainsi : « Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. »

Ce faisant, c’est un peu l’histoire de nos vies qu’elle écrivait, et ce Nobel de littérature, tellement mérité, est tout simplement la plus formidable nouvelle de l’année, en ce qui me concerne.

Lisez notre texte « L’année Ernaux »