« Dans ma tête, je suis le plus grand des imposteurs vivants », chante Bruno Pelletier sur le premier extrait de son album …car le temps est venu, à paraître à l’automne. « Je savais que cette phrase allait faire réagir », me confie-t-il, alors que je le rencontre dans un hôtel du Vieux-Montréal.

Bruno Pelletier souffre du syndrome de l’imposteur ? « Il faut le comprendre au deuxième degré, dit-il. Mais j’ai fait semblant d’être fort. Tellement. Aujourd’hui, je peux le dire. »

Pelletier a eu 60 ans dimanche. Le temps des bilans pour celui qui reprend ce mardi soir, à la salle Wilfrid-Pelletier, le célèbre rôle de Gringoire qu’il a créé il y a 24 ans dans la comédie musicale Notre-Dame de Paris, et qui lui a donné son plus grand succès, Le temps des cathédrales.

« Je suis un anxieux », dit le chanteur. Une phrase toute simple, qu’il prononce publiquement pour la première fois en 40 ans de carrière. Parce qu’il est issu d’une génération, d’une époque, d’un milieu – celui du circuit des bars – où on minimisait ces choses-là.

« C’est troublant de monter sur scène et de se dire : “Je pense que je ne serai pas capable”, alors que tout le monde derrière toi est convaincu que tu vas casser la baraque. Je disais que j’étais nerveux, mais c’était de l’anxiété. »

Il s’en rendait malade, ne dormait pas parfois plusieurs jours d’affilée, de crainte de décevoir le public. « Ça s’est un peu calmé avec les années, dit-il. Je m’en suis sorti toute ma vie grâce à la préparation. »

Il a beau avoir incarné des centaines de fois le personnage de Gringoire et connaître par cœur le répertoire de Notre-Dame de Paris, il a répété le rôle seul, dans son salon, pendant des mois, avant de remonter sur scène à Moncton, à la fin de juillet (il n’était pas de la première new-yorkaise, le mois dernier).

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Bruno Pelletier

Je me suis mis cette pression tout seul, parce que je suis fait comme ça. Mais c’était clair que je ne voulais pas que les gens achètent un billet pour revoir Bruno Pelletier dans Notre-Dame et que je sois moins bon qu’il y a 24 ans. Je suis content de l’avoir fait. J’ai eu sept spectacles pour être prêt pour la rentrée montréalaise. Ce n’est pas un luxe !

Bruno Pelletier

On s’en doute d’emblée en le rencontrant, le régime « sexe, drogues et rock and roll » ne fait pas partie de son quotidien d’artiste. Il se tient en forme, ménage sa voix, évite autant que possible les endroits climatisés. Après notre entrevue, lundi en matinée, il m’a dit qu’il ne parlerait plus jusqu’à la représentation de mardi.

« Je me suis entraîné six mois pour Notre-Dame. Une chance qu’il y a un physio sur le show parce que j’ai mal partout ! Je le sens que j’ai 25 ans de plus. À 35 ans, je pompais pas mal moins ! », dit-il en riant. En revanche, à 35 ans, il était moins ouvert aux commentaires et opinions des autres. « J’étais un control freak ! », admet-il.

Pelletier est particulièrement heureux de renouer avec Daniel Lavoie – les jeunes de la troupe les surnomment les « originaux », comme ils étaient de la première mouture du spectacle – et de reprendre le match de ping-pong entre leurs personnages de Gringoire et de Frollo, l’expérience, les rides et les cheveux gris leur apportant encore plus de profondeur, selon lui.

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Daniel Lavoie et Bruno Pelletier sont les « originaux » de la distribution de Notre-Dame de Paris.

« Aujourd’hui, les gens savent ce qu’ils achètent quand ils viennent me voir ou à peu près. Il y a ceux qui t’aiment et ceux qui ne t’aiment pas. C’est pas grave. Ça glisse sur moi comme l’eau sur le dos d’un canard. »

Je fais remarquer à ce chanteur verbomoteur qu’il y a un paradoxe entre la sérénité qu’il dégage à 60 ans et l’anxiété de performance qui le ronge secrètement depuis 40 ans. Ce décalage, me dit-il, est au cœur du livre d’entretiens avec le journaliste Samuel Larochelle, Il est venu le temps…, qu’il fera paraître à l’automne chez Libre Expression.

Ce livre biographique, dans lequel il affiche plus que jamais sa vulnérabilité, dit-il, a inspiré un nouvel album de chansons originales, intitulé …car le temps est venu, qu’il a pratiquement conçu de A à Z. Pendant la pandémie, il voyait de jeunes artistes créer eux-mêmes des chansons dans leur salon, avec leur ordinateur, et il s’est dit : pourquoi pas moi ?

Je me suis installé un studio à la maison. Et comme je joue de tous les instruments – mal, mais de tous les instruments ! –, j’ai pris mon temps et j’ai fait un album complet tout seul. Je l’ai arrangé, réalisé, écrit, composé, à 95 %. J’en suis pas mal fier !

Bruno Pelletier

C’est la première fois que Bruno Pelletier s’investit autant dans la fabrication d’un de ses albums, lui qui roule sa bosse sur l’autoroute du show-business depuis quatre décennies.

« J’ai bûché dans les bars pendant 10 ans, rappelle-t-il. J’ai fait tous les concours : L’Empire des futures stars, Rock Envol, tout ça, sans rien gagner. J’envoyais des démos dans les maisons de disques et je n’avais même pas d’accusé de réception. J’arrivais dans la trentaine, j’avais un enfant et je me demandais si j’allais pouvoir continuer. Je ne me suis pas découragé. »

En 1997, son troisième album, Miserere, a tout changé. Un an plus tard, avec plus de 200 000 albums vendus, un Félix de l’album pop-rock de l’année (ainsi que celui de l’interprète masculin de l’année) et le succès phénoménal de Notre-Dame de Paris, les propositions ont fusé. La France et les États-Unis s’intéressaient à lui.

« Je dis toujours que je me suis enfargé tout seul, parce que je n’étais pas prêt à être en France aussi souvent que ma compagnie de disques l’aurait souhaité. Je n’ai pas eu le succès de l’après-Notre-Dame qu’a connu Garou, par exemple. Ou celui d’Isabelle Boulay et Lynda Lemay. »

Il a tout de même rempli les salles parisiennes les plus prestigieuses, dont La Cigale et l’Olympia, « mais un soir, pas quatre », contrairement aux autres, précise-t-il. « Les plus grandes stars ont fait d’autres sacrifices que je n’étais pas prêt à faire. Le succès plus modeste me ressemble plus », dit-il, philosophe.

Depuis 25 ans, il fait des « saucettes » à l’international, comme il les qualifie. Une semaine en Corée du Sud, une semaine en France, deux semaines en Ukraine, en Russie ou en Pologne à l’époque où c’était possible. En spectacle, il fait traduire par des interprètes ses interventions dans la langue locale. « Notre-Dame de Paris m’a ouvert le monde », reconnaît-il.

Pelletier, que beaucoup ont d’abord connu au début des années 1990 dans Starmania, s’apprête à participer à la comédie musicale Al Capone de Jean-Félix Lalanne, qui sera présentée aux Folies Bergères à Paris dès janvier.

Les hauts et les bas

Le tournant de la soixantaine, le temps des bilans, c’est aussi l’occasion de poser un regard lucide sur les périodes plus creuses d’une carrière qui dure, mais qui a connu ses revers, ses coups durs et ses années de vaches maigres. « J’ai connu des salles de 4000 personnes et des festivals avec 40 000 personnes, puis des salles de 200 personnes et des festivals qui ne t’engagent plus. J’ai connu tout ça. »

« Comment on appelle ça, quand on a atteint la limite de ses compétences ? Ah oui : le principe de Peter ! » Pendant qu’il préparait au milieu des années 2000 la comédie musicale Dracula, qu’il coproduisait, dont il était directeur artistique et dans laquelle il tenait le rôle principal, il a perdu ses économies, victime de fraudeurs dans l’affaire Mount Real, révélée peu après l’affaire Norbourg.

Il avait investi 240 000 $ en six ans dans des produits de Mount Real, à la suggestion d’un ami et voisin, conseiller financier. Il ne savait pas que l’organisation fonctionnait selon une structure pyramidale à la Ponzi. Comme 160 000 autres investisseurs, il a tout perdu. « Un an après Dracula, j’étais encore en burn-out. Moi qui avais l’habitude de rouler 4000 km à vélo par été, j’étais arrivé de peine et de misère à en faire 800. Je ne suis pas gros et j’avais perdu 25 livres. C’était malsain. »

Souvent, il s’est dit qu’il allait tout laisser tomber, parce que l’anxiété le faisait trop souffrir. « Je ne suis pas indépendant de fortune, mais je n’ai pas besoin de grand-chose pour bien vivre. J’ai toujours vécu comme ça. Peut-être parce que j’étais pauvre en tabarouette dans ma vingtaine, à jouer dans les bars. Quand le succès est arrivé, l’argent que j’avais mis de côté, je l’ai perdu dans une fraude ! »

Aujourd’hui, il est reconnaissant de la chance qu’il a de retrouver son public après la pause forcée de la pandémie. « Il y a des choses qu’il faut accepter quand on arrive à 60 ans. Si t’es encore là, t’es chanceux. Si on te demande un autographe ou un selfie, tu dis merci. Et tu acceptes que tu fais partie de la nostalgie. Comme le dit souvent Ginette Reno : l’important, c’est de durer. »