C’était fascinant de voir l’éventail de réactions à la suite de l’annonce de la fin des activités de distribution de films en salle des Films Séville, mardi. Pour les gens de l’industrie du cinéma, il s’agit carrément d’un drame. Pour les spectateurs qui ont abandonné le cinéma en salle depuis un bout de temps, il s’agit d’une vétille.

Pourtant, le commun des mortels que nous sommes aurait intérêt à mieux comprendre ce qui se passe en ce moment. Car après le bouleversement qu’a connu le monde de la musique, avec les effets dévastateurs que l’on sait sur l’industrie et les créateurs, le même scénario est en train de se répéter dans le monde du cinéma.

Alors, comme disent les scénaristes : flashback ! Hasbro, géant américain du monde des jeux, a fait l’acquisition en 2019 d’Entertainment One, société de distribution de films qui a des filiales aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne, en Belgique et au Canada. Coût de la transaction : 4 milliards.

Hasbro étend ses tentacules dans le monde du cinéma avec un objectif très clair : exploiter davantage ses produits et ses idées. Maintenant qu’il a un pied dans cette industrie, l’empire préfère par exemple produire et distribuer un film inspiré du jeu Donjons et Dragons (dont la sortie est prévue en mars 2023) que de prendre en main la dernière production de Monia Chokri.

De là la fin des activités de distribution des Films Séville, filiale québécoise d’Entertainment One.

Arrivé ici, vous vous demandez sans doute : mais quel est le rôle d’un distributeur dans la chaîne d’un film ? Excellente question ! Il faut savoir que le distributeur injecte de l’argent dans un projet de film afin d’obtenir les droits de distribution. On appelle ça un « minimum garanti ». Au Québec, celui-ci varie de 50 000 $ à 800 000 $, selon le potentiel du film aux guichets.

Le distributeur, qui suit chaque étape de l’élaboration du film, peut ensuite récupérer cet argent lors de la vente des billets, mais aussi lors de la diffusion du film sur les plateformes « sur demande », les chaînes de télé payantes et les chaînes de télé traditionnelles. C’est ce qu’on appelle les « autres fenêtres ». Le problème, c’est qu’il est de plus en plus difficile pour les distributeurs d’empocher des profits ou même de récupérer la somme initialement investie. La part de risque est parfois grande.

C’est également le distributeur qui assure la campagne publicitaire. Plus le distributeur a les reins solides, plus le film sent le succès, plus la campagne est grosse. Voilà une grande préoccupation des producteurs : Les Films Séville (Entertainment One) n’hésitaient pas à injecter de grosses sommes dans les lancements. En témoigne le battage médiatique qu’il y a en ce moment autour du (très bon) film Lignes de fuite.

Vous allez me dire : oui, mais des distributeurs québécois, il y en a d’autres, pourquoi pleurer sur la mort de Séville ? Autre excellente question.

Les Films Opale, Entract Films, Sphère Films (MK2 Mile End) et Maison 4 : 3 sont très bien installés. Il y a aussi une constellation de petits distributeurs qui font très bien leur travail.

Mais le message que cet important largage envoie est qu’il est maintenant difficile pour un distributeur d’être un maillon de l’industrie du cinéma en salle. En entrevue avec La Presse, en janvier 2020, le patron des Films Séville, Patrick Roy, disait : « Certaines années, on distribuait 100 films au Canada. Maintenant, nous avons comme objectif de distribuer entre 20 et 30 films par année. »

C’est là que vous vous dites : pourquoi investir dans la sortie d’un film en salle alors que c’est si simple de signer des ententes avec des plateformes numériques ? La question est pertinente, mais la réponse sera simple. Tout comme pour la musique, les profits liés à l’exploitation d’un film dans un univers numérique sont nettement plus petits que ceux liés à une sortie en salle. Il y a moins d’argent à faire.

Faites le calcul : vous pouvez louer un film à la maison, alors que vous êtes quatre, pour 6,99 $. Ou vous allez voir ce même film en salle, toujours à quatre, alors que les billets coûtent 14 $ chacun.

Attirer le public en salle, particulièrement depuis le début de la pandémie, est devenu un énorme défi pour les exploitants, les distributeurs et les producteurs. Le monde du numérique tire la couverture de son bord.

En France, la fréquentation a chuté de 55 % entre 2019, année précédant la pandémie, et 2021.

Cela aura bien sûr un impact sur la création. Est-ce que les scénaristes et les réalisateurs vont devoir se plier aux attentes des spectateurs qui se font gaver chaque semaine de séries plus captivantes les unes que les autres ? Est-ce que leurs scénarios seront de plus en plus analysés en fonction de leur pouvoir attractif en salle ?

La réponse à ces questions est oui. Il ne faut pas faire l’autruche. C’est ce qui fait dire à certains que la fermeture des Films Séville est un « drame » et que ce n’est que la pointe de l’iceberg. C’est le premier dragon de cette histoire à cracher du feu.

Pour le cinéma québécois, qui a toujours joui d’une grande et nécessaire liberté, les années à venir seront décisives. Dans cette tempête, il devra apprendre à naviguer et à trouver les phares du port.

Cette révolution n’annonce pas la mort du cinéma, mais ébranle solidement celui qui est offert dans les salles. Quand les plateformes de musique en ligne sont arrivées, on s’est garrochés là-dessus comme des geeks à l’ouverture d’un magasin Apple. Tentons de faire des gestes plus réfléchis pour le cinéma.

Au-delà du bouleversement auquel nous assistons, il y a une chose qui m’inquiète au plus haut point. C’est que la numérisation de nos habitudes et de nos besoins passe par une « domicialisation » sans cesse grandissante de notre quotidien.

Nous travaillons de la maison, nous magasinons de la maison, nous choisissons nos lectures et notre musique de la maison, nous commandons nos repas de la maison, nous consommons le cinéma de la maison.

Hasbro a compris une chose : il n’a qu’à nous offrir des dragons pour nous divertir. Nous avons déjà le donjon.