Récemment, un ami sur Facebook a partagé des photos du magasin de disques Mars, qui était situé rue Sainte-Catherine et où j’ai passé quantité d’heures de mon adolescence.

C’était un vrai trou poussiéreux rempli de disques et de babioles, sans chauffage en hiver. On risquait d’avoir des engelures si on fouillait trop longtemps les rangées de vinyles. Nous n’avions pas de téléphone intelligent pour télécharger de la musique ni pour immortaliser chaque seconde de notre existence, qui aurait pu nous donner des archives. Nous allions joyeusement geler chez Mars, qui allait toujours exister, comme nous allions rester éternellement jeunes, dans cette période cruciale où la musique est au cœur de notre identité, de nos amitiés et de nos amours.

Chaque fois que je tombe sur des photos de vieux magasins de disques disparus, comme Mars, Dutchy’s, Rock en stock, Primitive ou Sam the Record Man, un personnage de fiction surplombe mes souvenirs : Vernon Subutex. Le héros de la trilogie romanesque de Virginie Despentes, que je considère comme l’une des œuvres les plus puissantes de la littérature française contemporaine. De ces œuvres qui ne surfent pas sur l’air du temps, mais qui le saisissent et l’inscrivent dans la littérature pour l’éternité.

Ce personnage (Vernon Subutex) incarne à lui seul tout ce que nous avons perdu avec le triomphe du néo-libéralisme accouplé à la technologie, comme un chaînon manquant.

La preuve que Virginie Despentes touche avec cette fresque sociale quelque chose d’essentiel est que les artistes s’approprient son œuvre de plus en plus. Vernon Subutex a fait l’objet d’une superbe bande dessinée de Luz, a été transposé dans une mauvaise télésérie (reniée par Despentes) sur Canal+ et est adapté en ce moment au théâtre à Montréal et à Paris par deux metteurs en scène différents. Thomas Ostermeier au Théâtre de l’Odéon à Paris s’attaque au premier tome de la trilogie tandis qu’à Montréal, Angela Konrad, nouvelle directrice de l’Usine C, propose sa propre version du même tome. Les deux ont l’intention d’adapter la trilogie au complet, et pour les fans de Vernon Subutex comme moi, ça ressemble probablement à ce qu’un geek ressent lorsqu’il apprend que Denis Villeneuve adapte Dune au cinéma…

Mais qui est Vernon Subutex ? Un disquaire de 45 ans, ancien propriétaire du Revolver, que tout le monde a fréquenté, et que la dématérialisation de la musique sur fond de crise économique fait lentement glisser vers l’itinérance. Vernon Subutex s’est toujours laissé porter par la vie, mais le monde autour de lui a complètement changé. Il est devenu violent économiquement. Il s’est atomisé dans une foule de frustrations individuelles sous le couvercle d’un capitalisme de plus en plus pesant, qui a tué les conditions permettant une contre-culture, une autre manière de vivre. Chassé de son appartement, Vernon Subutex contacte ses amis d’autrefois qu’il a perdus de vue dans sa dérive et c’est un monde qui ainsi renaît, même abîmé.

De voir incarnés sous nos yeux des personnages qui sont presque devenus des amis imaginaires est merveilleux, surtout quand c’est bien fait. La proposition d’Angela Konrad avec Vernon Subutex 1 à l’Usine C m’a vraiment plu – de même qu’à ma collègue Stéphanie Morin qui signe ici la critique :

Lisez la critique

À commencer par le choix dans le rôle de Vernon de David Boutin, qui a la gueule de l’emploi. Pour jouer Vernon, il faut avoir l’âge, le côté miteux et vulnérable, mais aussi un charisme et un sex-appeal encore efficaces. Vernon Subutex est un peu une figure christique, qui ramène à lui les disciples d’une religion, celle d’une jeunesse qui a communié par la musique et un mode de vie qui plaçait l’art et l’amitié au centre de l’existence, ce qui faisait communauté. Si Vernon Subutex peut squatter le canapé de tant de gens fuckés, qu’ils soient rangés ou pas, riches ou pas – en tout cas, ils sont tous malheureux et dans une forme d’errance –, c’est parce que chacun voit en lui quelque chose qui l’a déterminé, un point cardinal qui souligne à quel point on peut s’éloigner de ce en quoi on a cru un jour.

Dans Vernon Subutex 1 d’Angela Konrad, les comédiens restent près du texte de Despentes en conservant l’accent québécois, même si l’histoire se déroule à Paris, et ça n’enlève rien à l’expérience. Au contraire, c’est une autre preuve que l’écrivaine touche quelque chose d’essentiel avec cette œuvre, parce que des Vernon Subutex, il y en a dans tous les grands centres urbains. Il n’est pas évident de résumer en une pièce, qui dure ici trois heures, cette fresque que plusieurs ont comparée au travail de Balzac (sur la coke et dans l’esprit punk), mais Angela Konrad réussit à donner envie de lire, ou de relire, ce testament furieux de la génération X. Vivement la suite !

Vernon Subutex 1, d’après le roman de Virginie Despentes. Adaptation et mise en scène d’Angela Konrad. Avec David Boutin, Anne-Marie Cadieux, Dominique Quesnel et six autres interprètes. À l’Usine C jusqu’au 22 juin.

L’intégrale de Vernon Subutex, adaptation des trois tomes de l’œuvre de Virginie Despentes, sera présentée à l’Usine C à partir de janvier 2024.