On dirait qu’Annie Ernaux est partout ces derniers temps et ce n’est certainement pas moi qui vais me plaindre. Il n’y a jamais trop d’Annie Ernaux dans la vie et nous sommes particulièrement gâtés en 2022. À tel point que je ne sais pas trop par quoi commencer notre entretien tellement l’écrivaine de 81 ans est active sur plusieurs fronts. Mais ce rayonnement, n’est-ce pas aussi la preuve qu’elle est devenue une figure incontournable de la littérature ? « C’est vraiment une question de hasards, il n’y a rien de programmé, m’explique-t-elle. Si je suis partout, je n’y suis pour rien ! »

On l’a vue récemment au Festival de Cannes, où elle a présenté Les années Super 8, un documentaire réalisé par son fils à partir des archives familiales et dont elle signe le texte. Le formidable film L’évènement d’Audrey Diwan, adapté de son livre où elle racontait son propre avortement dans les années 1960 en France, est sorti en février, au moment même où le droit à l’avortement aux États-Unis n’a jamais été aussi attaqué. Enfin, après avoir publié récemment une édition augmentée de L’atelier noir, son journal d’écriture, l’écrivaine propose un nouveau titre avec Le jeune homme, en librairie depuis mercredi, un texte très court de 38 pages qui revient sur sa liaison, au tournant du millénaire, avec un homme qui avait 30 ans de moins qu’elle.

Mais ce n’est pas tout. La semaine prochaine arrivera au Québec le Cahier de l’Herne consacré à Annie Ernaux, que tous ses lectrices et lecteurs devront avoir dans leur bibliothèque ; extrêmement bien fait, c’est une somme que l’on dévore.

Ce ne sont pas tous les Cahiers de l’Herne qui nous font ça, car il y en a parfois des très pointus et un peu ennuyeux. Annie Ernaux éclate de rire quand je lui dis ça.

« Oh oui ! J’ai refusé longtemps le Cahier de l’Herne, je n’avais pas du tout l’intention d’aller piocher dans les inédits, de revenir sur ce que j’ai fait dans quelque chose qui serait une espèce de mausolée. Surtout pas. » L’idée lui est revenue lorsque son ami Pierre-Louis Fort, qui dirige cette étude monumentale, était en quête d’un projet. « Nous avons fait ensemble la liste des contributeurs, et c’est comme ça que nous avons des gens très divers, des écrivains, des écrivaines, de la bande dessinée, des réalisatrices de films… Moi, j’aime énormément cette diversité. Je ne voulais pas que ce soit uniquement universitaire. »

Ernaux, une influence

Malgré ces hommages de plus en plus répétés, Annie Ernaux dit qu’elle n’a jamais cherché le succès. « J’ai toujours écrit avec ce que je sentais comme étant nécessaire, juste. Je ne me laissais pas du tout atteindre par les mauvaises critiques, d’autant plus que je savais d’où elles venaient. Souvent d’un clan journalistique. J’étais pour la justice sociale, mes livres détruisaient les hiérarchies, dans des façons d’écrire qui embêtaient un certain milieu. »

Aujourd’hui, elle est une influence, particulièrement pour la jeune génération d’écrivains qui se réclame d’Annie Ernaux, comme Édouard Louis par exemple. Aurait-elle imposé un style, un regard ? « Il se trouve que par les thèmes, effectivement, de transfuges de classe, par une forme de féminisme aussi, oui, sans doute, j’ai eu une influence. Mais je dirais que c’est davantage par l’écriture elle-même. »

C’était le roman ou l’essai, bien séparés, qui étaient privilégiés dans le goût et la critique littéraire. Je suis arrivée avec une manière de décrire qui était autobiographique, dans un refus du roman, mais qui n’était pas centrée sur un intime pur et dur.

Annie Ernaux

Car l’intime et le social sont toujours inextricablement liés dans son œuvre. Annie Ernaux, ce n’est pas un regard nombriliste sur les choses, c’est un témoin à l’intérieur des choses qui révèle les angles morts de la société. Rien d’étonnant à ce que l’on s’approprie Ernaux ; elle raconte son histoire comme si nous l’avions vécue, et nous l’avons vécue, au fond, dans cette précision des détails qu’elle emploie. On peut presque lire Les années, son plus célèbre livre, comme le récit d’une mémoire collective.

Dans L’Herne Ernaux, qui contient des inédits de l’écrivaine et des extraits de son journal intime, elle écrit en 1997 qu’au contact des lecteurs, elle a découvert « combien écrire sur soi, c’est écrire sur les autres ». On parle avec celle qui, jeune femme, a cru un jour en la littérature comme en Dieu. Est-ce que la littérature l’a sauvée ? « J’ai une formation catholique tout à fait digne de ce que vous avez pu connaître au Québec, dit-elle. En fait, j’ai transposé dans la littérature cette croyance, ce salut, en écrivant, mais pas de manière égocentrique. Est-ce que moi, ça m’a sauvée ? J’ai un souvenir très précis, lorsque je suis retournée au début des années 1990 où j’ai avorté il y a très longtemps. Je me souviens qu’en descendant l’escalier du métro, juste à ce moment-là, je me suis dit : si je n’écrivais pas, je ne sais pas ce que je serais devenue. »

Miroir du jeune homme

Qu’on soit en 1960, en 2000 ou en 2022, Annie Ernaux semble toujours être dans une position scandaleuse selon les mœurs de la société. Dans Le jeune homme, elle aborde le tabou de la femme d’âge mûr qui a un amant beaucoup plus jeune qu’elle, et qui est jugée davantage qu’un homme dans la même situation. « En réalité, ça s’est toujours fait, rappelle-t-elle. Il y a toujours eu des femmes qui ont eu des amants plus jeunes, mais c’est très étrange, on voit toujours plus une relation incestueuse pour une femme que pour un homme. C’est le grand tabou de la ménopause. On considère qu’une femme qui n’est plus fertile, c’est comme si elle perdait aussi sa sensualité, son pouvoir érotique, alors que ça n’a rien à voir. »

Bref, les femmes sont toujours ramenées à leur appareil reproducteur. « Oui. Ça, c’est le cerveau reptilien des hommes », lance-t-elle, un peu moqueuse. Mais au-delà des regards en coin que les deux amants reçoivent, ce que la narratrice vit dans cette liaison est une rencontre avec elle-même, avec le milieu de sa jeunesse qu’elle reconnaît ; c’est elle dorénavant qui est la bourgeoise du couple. « Il me renvoie un miroir troublant de ce que j’ai été. »

Avec lui, elle parcourt « tous les âges de la vie, ma vie », écrit-elle, avant de rompre et d’entrer dans le nouveau millénaire « seule et libre », mais heureuse. En exergue du livre, on peut lire : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées à leur terme, elles ont été seulement vécues. » Voilà une phrase dans laquelle tout écrivain peut se reconnaître. « Oui, je le crois », dit Annie Ernaux, qui est toujours allée bien plus loin que le simple « vécu » en littérature.

Le jeune homme

Le jeune homme

Gallimard

38 pages

L’Herne Ernaux

L’Herne Ernaux

Les Cahiers de l’Herne

330 pages