En France, c’est l’évènement littéraire du printemps, sinon de l’année : la parution de Guerre de Louis-Ferdinand Céline, premier d’une série d’inédits qui seront publiés à partir des manuscrits retrouvés de l’écrivain – 5324 feuillets qui avaient disparu depuis 1944. Le tirage initial de 80 000 exemplaires par Gallimard annonçait l’importance de cette découverte inespérée. On en est aujourd’hui à la quatrième réimpression alors que Guerre trône au sommet des ventes.

Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, génie littéraire pour les uns, abominable pamphlétaire antisémite pour les autres – il est ces deux choses-là pour les exégètes –, est de retour à la une de l’actualité, comme s’il nous parlait d’outre-tombe, pour ne pas dire de son enfer.

L’histoire de ces manuscrits, une disparition que Céline a dénoncée jusqu’à sa mort en 1961, vaudrait à elle seule un roman. Il commencerait à la Libération de Paris, quand l’écrivain et sa conjointe Lucette Destouches, sentant l’eau chaude, quittent précipitamment leur appartement dans Montmartre avec le chat Bébert, pour aller rejoindre les pétainistes. Ainsi sont abandonnés dans une armoire des milliers de feuillets écrits à la main, retenus par des épingles à linge, qui vont mystérieusement disparaître, avant de remonter à la surface seulement l’an dernier.

Photo CHRISTOPHE ARCHAMBAULT, archives Agence France-Presse

Guerre de Louis-Ferdinand Céline

Ils étaient entre les mains de Jean-Pierre Thibaudat, un ancien critique du journal Libération, qui contacte alors les ayants droit sans révéler d’où ils proviennent, et ceux-ci répliqueront par voies judiciaires. Pourquoi un si long silence ? Paraît-il que la personne qui retenait les manuscrits ne voulait pas que Lucette, la veuve de Céline, morte en 2019 (à 107 ans), touche le moindre sou de la publication de ces inédits. Les manuscrits sont finalement revenus aux héritiers de Lucette Destouches, Véronique Chovin et François Gibault, qui signe l’avant-propos de Guerre, où il rappelle que dès 1934, dans une lettre à son éditeur Robert Denoël, Céline voulait éditer trois livres après Mort à crédit : Enfance, Guerre et Londres.

C’est ce Guerre, décrypté par le grand spécialiste Pascal Fouché, que nous avons entre les mains. Gallimard publiera Londres à l’automne et suivra un conte, La volonté du roi Krogol, ainsi que la version complète du roman Casse-pipe.

Ces manuscrits retrouvés sont vraiment une mine d’or.

photo Archives La Presse

Louis-Ferdinand Céline

Voyage au bout de Céline

On ne revient jamais tout à fait de la lecture du Voyage au bout de la nuit de Céline, considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature du XXsiècle. Je l’ai lu très jeune, sans rien connaître de l’homme et de sa vie, mais je me souviens exactement d’où j’étais, du temps qu’il faisait et de comment je me sentais quand je l’ai fini. Je n’avais jamais lu une charge aussi impitoyable envers la guerre, le nationalisme, le colonialisme et, plus généralement, la connerie et la cruauté des hommes. Le tout accompagné de la misogynie ordinaire. Misanthrope, selon moi, et cela, dans une langue unique, crue et vulgaire, comme l’est la guerre, mais non sans ces fulgurances poétiques qui te donnent envie de ne pas abandonner l’insupportable Ferdinand Bardamu.

Pour certains spécialistes, Guerre, qui aurait été écrit d’un premier jet autour de 1934, serait un chaînon manquant entre Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Nul doute que l’auteur l’aurait corrigé avant publication, car il est plus bref que ces deux titres célèbres, et ne contient pas les trois petits points caractéristiques de son style. J’y ai retrouvé la violence de Céline, intacte, encore récente, alimentée par la Première Guerre mondiale, une boucherie et un traumatisme inouï pour ceux qui l’ont vécue – on n’appelait pas « gueules cassées » les survivants pour rien. Et ils n’avaient pas que la gueule de cassée, l’âme aussi y avait passé.

Avec Guerre, Céline réplique à une expérience dévastatrice par le seul moyen de l’écriture, dans une espèce de sauvagerie où l’on sent une jubilation toute littéraire, à la fois féroce et agressante.

J’ai changé comme lectrice, depuis 25 ans. Des centaines de lectures me séparent de ma première rencontre impressionnante avec le docteur Destouches. Il est agressant. Il en veut au monde entier. Il cherchera toujours des boucs émissaires, notamment chez les Juifs.

C’est déjà là, dans le style et dans l’écriture, avant les pamphlets, cette violence. Dans cette langue qu’il a créée à partir de l’argot et de la colère populaire – le roman est heureusement accompagné d’un lexique fort instructif, où on patauge dans les gros mots. « D’où que je me trouvais j’aurais bien voulu, question de crever, avoir pour y passer une musique plus à moi, plus vivante, lit-on dans Guerre. Le plus cruel de toute cette dégueulasserie, c’est que je l’aimais pas la musique des phrases à mon père. Mort, je me serais relevé je crois pour lui dégueuler sur ses phrases. On se refait pas. Pousser son couic encore ça peut se faire, c’est tout ce qui précède qui vous épuise la poésie, toutes les charcuteries, les baveries, les torturations qui précèdent le hoquet du bout. Faut être donc ou bien bref ou bien riche. »

Guerre commence dès le début sur le champ de bataille. Ferdinand, l’alter ego de Céline, est blessé au bras et à la tête, il hurle parmi les cadavres, il passe près de s’éteindre, en se disant que ça ne sert à rien de se révolter. « Sauf pendant les heures où on m’a opéré, j’ai plus jamais perdu tout à fait conscience. J’ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête. »

Ainsi, Céline revient sur ses blessures de la Première Guerre dont il disait avoir souffert toute sa vie. Il s’est plaint toute sa vie, même après les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale.

Le jeune Destouches avait vécu sa convalescence dans un hôpital militaire à Hazebrouck, rebaptisé ici Peurdu-sur-la-Lys. Dans cet étrange théâtre où on entend au loin les bombes, il y a un médecin qui veut le charcuter, une infirmière, « la L’Espinasse », qui branle les soldats blessés, et son ami Bébert, nommé dans ce manuscrit Cascade, le souteneur d’Angèle. Ferdinand partira avec Angèle à Londres après l’exécution de son ami, avec l’aide d’un client anglais de la prostituée. Nous sommes dans un monde détruit et sans pitié.

On ne parlait pas à l’époque du syndrome du stress post-traumatique. Son personnage est sans cesse hanté par les bruits lancinants de la guerre. « Je la regardais moi la vie, presque en train de me torturer. Quand elle me fera l’agonie pour de bon, je lui cracherai dans la gueule comme ça. Elle est tout con à partir d’un certain moment, faut pas me bluffer, je la connais bien. Je l’ai vue. On se retrouvera. On a un compte ensemble. Je l’emmerde. »

Ça ressemble à un programme et une promesse où on ne croit pas que « la vie est si fragile », car se mêle aux souffrances et à la hargne de Ferdinand une lubricité frontale, comme une pulsion de vie féroce après avoir survécu à l’horreur. Guerre est aussi un roman pornographique, qui veut montrer l’obscène partout, et pas que dans le sexe, très présent dans le roman. « Je sentais de la vie qu’il en restait encore beaucoup en dedans, qui se défendait pour ainsi dire. J’aurais jamais cru ça possible si on m’avait raconté. » Il raconte, justement. Et je me rends compte que je vous ai cité seulement quelques bribes des premières pages de Guerre, que je vous laisse la liberté de découvrir. Car lire Guerre, qu’on ne pensait jamais retrouver, c’est au fond une redécouverte personnelle pour les lecteurs de Céline, qui veulent aller au bout d’un voyage où la nuit est sans fin.

Guerre

Guerre

Gallimard

184 pages
En librairie jeudi