Monia Chokri a autant de style devant que derrière la caméra. Un chic fou, et un franc-parler auquel il est difficile de résister. De plus, j’ai l’impression qu’elle s’éclate totalement comme cinéaste. Après avoir été séduite par La femme de mon frère il y a trois ans, j’ai été agréablement surprise par Babysitter, son deuxième long métrage, adapté de la pièce de Catherine Léger, et qui sort vendredi en salle. Surprise dans le sens que j’ai aimé me faire manipuler comme ça, sans du tout savoir où, comme spectatrice, on me conduisait.

J’ai surtout beaucoup ri avec les deux films de Monia Chokri. À mon humble avis, il n’y a pas assez de femmes cinéastes au Québec qui osent la voie de la comédie. « C’est vrai, je n’avais pas remarqué », me dit la réalisatrice, rencontrée lors d’une journée consacrée à la presse québécoise, alors qu’elle revenait tout juste de Paris où elle a défendu son film et reçu un bel accueil de la presse française.

Les discussions ont été plus difficiles avec les exploitants de salles. Comme Monia Chokri joue beaucoup sur les clichés en les détournant dans Babysitter, certains étaient déstabilisés. « Ce sont pas mal des hommes âgés qui possèdent les cinémas en France, dit-elle. J’en ai rencontré qui ne voyaient pas le deuxième degré, et je me suis dit : ouf, ça va être difficile de leur faire comprendre que ce film-là a un potentiel… »

On est quand même chanceux au Québec. En France, j’avais l’impression d’avoir pris une machine à voyager dans le temps et que j’étais à la maternelle du féminisme.

Monia Chokri

Babysitter démarre sur les chapeaux de roue quand Cédric (Patrick Hivon) commet une bourde lors d’une sortie avec ses amis. Un peu soûl après un match de sport extrême, il embrasse une journaliste qui fait son topo en direct. L’extrait devient viral sur le web, le Québec au complet juge son geste, et il est suspendu de son travail. Son frère Jean-Michel (Steve Laplante) lui suggère de faire un mea-culpa sous la forme d’un livre dans lequel il écrira des lettres aux femmes. Pendant ce temps, sa femme Nadine (jouée par Monia Chokri) est en pleine dépression post-partum et plutôt découragée de voir les deux gars s’exciter sur ce projet. Ça se corse lorsque le couple engage Amy (Nadia Tereszkiewicz), une babysitter jolie et sexy, qui les hypnotisera tous, mais rien ne se déroulera selon ce que l’on est habitué de voir dans ce genre d’intrigue.

À l’origine, la dramaturge Catherine Léger s’était inspirée de cette mode navrante aux États-Unis où des hommes attaquaient des femmes journalistes en direct en criant « fuck her right in the pussy ». Monia Chorki m’explique qu’elles ont atténué le geste de Cédric parce que les mentalités ont changé. « C’est ça qui est génial avec l’éveil de conscience, note-t-elle. J’ai dit à Catherine qu’il ne pouvait faire ça aujourd’hui parce que personne n’allait avoir de la sympathie pour le personnage. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’est pas conscient que son geste est inacceptable, comme beaucoup d’hommes qui sont dans le déni. Ce n’est plus accepté dans notre société. S’il ne se déconstruit pas, il va être ringard. »

Le projet de livre de Cédric est, pour tout dire, un peu ridicule, d’où le comique de la situation. « Pourquoi faire un livre de lettres aux femmes ? Tu n’as même pas fait de réflexion et tu es déjà dans le principe de te mettre en image. Ce que j’aime dans la pièce de Catherine, c’est qu’elle n’est jamais dans l’extrême, ce n’est pas manichéen. Même moi, encore aujourd’hui, quand je vois le film, je me pose d’autres questions. Par exemple, je suis ambiguë par rapport à Jean-Michel. Il est de bonne foi et en même temps, il est super lourd. »

Monia Chokri précise qu’elle n’a pas fait un film sur #metoo, mais sur les rapports de pouvoir. On constate que nous les avons intégrés dans notre regard, surtout celui qu’on pose sur la babysitter en question qui n’agira pas selon nos attentes. « Pour moi, la pierre angulaire du problème de #metoo notamment est cette manière de concevoir les rapports humains dans cet abus de pouvoir. On n’est plus d’accord, ce n’est plus comme ça qu’on veut être traitées, qu’on veut interagir. C’est cela qu’il faut déstructurer : les rapports de domination. »

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Nadia Tereszkiewicz incarne la babysitter du film de Monia Chokri.

Et Monia Chokri fait cela avec son style inimitable, d’une grande originalité, où elle joue sur les codes avec beaucoup de plaisir, empruntant à l’imagerie du conte et même celle des films d’horreur des années 1970, hyper esthétiques, comme ceux de Dario Argento.

Un journaliste des Inrocks n’a pas aimé le film. Il trouvait que c’était bourré de clichés. Je pense qu’on peut me reprocher ben des affaires, ben du glaçage, parce que j’en mets dans ce film-là, mais des clichés ? Justement, on prend une structure classique, avec une babysitter, on a l’impression qu’elle va être en rivalité avec la femme et qu’elle va séduire l’homme, mais elle fait tout l’inverse de ça. Je trouve ça extraordinaire, c’est tellement inusité.

Monia Chokri

Quant aux critiques qui lui ont reproché d’en faire trop au niveau visuel, elle balaie rapidement leurs arguments du revers de la main. « Il aurait fallu que mes plans soient plus mochetons, c’est ça ? Que je me retienne sur mes choix visuels ? Mais je ne peux pas, c’est un tout. J’ai décidé d’aller dans une ligne, je ne vais pas l’abandonner en plein milieu pour faire respirer ton besoin de voir un plan qui ne te déstabilise pas. On peut aimer ou pas, ce n’est pas grave. J’aime ça aussi qu’on ne soit pas obligé de tout comprendre. Mais nous ne sommes pas dans une époque comme ça. Nous sommes dans une époque de prêt-à-penser, il ne faut pas se perdre en art. Pourtant, c’est le fun de se perdre. »

Ce que j’admire le plus chez Monia Chokri est que, comme son ami Xavier Dolan, elle veut faire un cinéma qui ne prend pas le spectateur par la main, plein de paradoxes et de zones d’ombres, le tout dans un enrobage esthétique sans cesse étonnant. Un cinéma comme en faisaient Buñuel ou Forcier, totalement imprévisible, ce qui constitue une véritable expérience cinématographique. « C’est drôle que tu me parles de Buñuel, me dit-elle. Je suis allée voir à Paris son film La vie criminelle d’Archibald de la Cruz. C’est tellement libre ! Ça date de 1955 et devant certains plans, je me suis demandé : quand est-ce que tout ça s’est perdu ? Quand est-ce que le cinéma a cessé d’être un lieu d’exploration ? Les gens vont de moins en moins au cinéma, il faut qu’on se questionne. Je trouve ça très important d’avoir cette réflexion. Il faut que l’image cinématographique soit spécifique au cinéma, et il faut que le seul endroit où on puisse en voir, ce soit au cinéma. Donc, qu’est-ce qui fait que c’est du cinéma ? »

Babysitter sera présenté en salle dès vendredi.