Lorsqu’un conflit éclate quelque part dans le monde, Céline Galipeau, cheffe d’antenne principale du Téléjournal de Radio-Canada, lève toujours la main pour se rendre sur les lieux. Quand la Russie a envahi l’Ukraine, à la fin de février, ses patrons lui ont dit qu’elle serait plus utile à Montréal.

« Mais au bout de quelques semaines, une nouvelle occasion s’est présentée, m’a-t-elle raconté. On m’a alors dit que je pouvais partir. Jean-François Lépine aimait répéter que ça faisait du bien de sentir la poussière. Moi, j’ai besoin de sentir les choses. C’est plutôt l’émotion que je vais chercher. »

Celle qui a couvert les conflits en Irak, au Kosovo, en Tchétchénie et en Afghanistan a présenté durant deux semaines une série de reportages à partir de rencontres qui l’ont profondément marquée.

« Peut-être parce que je suis une introvertie, l’expérience du terrain me permet de mieux comprendre les choses. C’est une déformation professionnelle. J’ai tendance à penser qu’une bonne couverture des évènements, ça se fait sur place. »

Céline Galipeau a parfaitement raison. Ces expériences imprègnent leurs témoins qui, à leur retour, écrivent ou rapportent les choses avec forcément un regard nourri et aiguisé.

Chez nous, à La Presse, mes collègues Isabelle Hachey et Martin Tremblay ont couvert pendant plusieurs jours l’horreur que connaît ce pays depuis maintenant plus de 80 jours. Ils s’y sont rendus en mars alors que les repères n’étaient pas faciles à trouver. J’ai dévoré leurs reportages.

Le jour où Martin a publié sur Facebook une photo d’Isabelle et lui dans un wagon de train où on les voyait tous les deux rivés à leur ordinateur, en train de préparer leur matériel, j’avoue que j’ai eu des frissons. On ne soupçonne pas le courage que cela demande et la dose d’adrénaline qui en découle quand on couvre un tel évènement.

Pendant très longtemps, ce sont les reporters qui étaient délégués pour couvrir les conflits et les catastrophes. Mais la tendance qui place les chefs d’antenne au cœur des grands évènements a pris beaucoup d’ampleur.

Quand j’ai commencé comme cheffe d’antenne, j’ai demandé à faire du terrain, car je trouvais que j’avais zéro crédibilité. C’est important qu’on fasse cela. Dimanche soir dernier, je regardais les reportages en direct de Buffalo et tous les animateurs de bulletin de nouvelles étaient sur place.

Céline Galipeau

Dépêcher un reporter à l’étranger est une chose, mais envoyer une cheffe d’antenne en est une autre. La logistique est différente. Son absence derrière le pupitre cause un joli casse-tête. « Honnêtement, ça m’a fait du bien de sortir, dit Céline Galipeau. La direction a été généreuse de me laisser faire ça. »

Le 9 mai, ils ont présenté une édition spéciale du Téléjournal en direct de l’Ukraine. Les installations étaient rudimentaires. Au lieu du rassurant téléprompteur, l’animatrice-journaliste a dû s’en remettre à une tablette placée devant elle sur laquelle on faisait défiler les textes manuellement.

Autour de Céline Galipeau, il y avait un caméraman, une réalisatrice, un fixeur local (quelqu’un qui sert de guide, d’interprète et de décodeur) et un consultant en sécurité provenant d’une firme britannique. « La compagnie d’assurance nous a imposé cela, dit-elle. C’était tout à fait nouveau pour moi. Cette personne vérifie tous les chemins, les attaques qui ont lieu la veille, etc. En Ukraine, on bombarde partout et tout le temps. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Céline Galipeau, journaliste et animatrice du Téléjournal de Radio-Canada

Les choses se sont dans l’ensemble plutôt bien déroulées pour Céline Galipeau et son équipe. Mais ils ont quand même vécu quelque chose d’éprouvant avec le jeune fixeur de 21 ans qui les accompagnait.

« Nous étions à Zaporijjia et ça faisait deux jours que nous attendions des rescapés de Marioupol. Les Nations unies avaient installé des barrages. Quand ils sont finalement arrivés, les 200 journalistes présents se sont précipités sur eux. Notre fixeur était à la fois ému et outré. Il nous a engueulés. On a tendance à oublier que nous travaillons avec des gens qui vivent un choc. Ce ne sont pas juste des interprètes. Ils traduisent aussi la souffrance. »

Céline Galipeau a été touchée par la grande beauté de ce pays. Mais surtout de voir cette beauté ravagée par les Russes.

On a beau regarder des images, mais quand on arrive dans une ville qui a été bombardée, on comprend la grande brutalité de cette guerre.

Céline Galipeau

Elle a aussi été renversée par l’énorme courage des Ukrainiens. « Quand on circule sur les grandes routes, chaque entrée menant à un petit village est fortifiée. Je me demandais comment ils faisaient cela. On m’a expliqué que c’était les gens des villages qui érigeaient cela. Cette détermination, c’est ce qui me reste en tête. »

Céline Galipeau a beaucoup entendu de la bouche d’Ukrainiens qu’ils vont gagner cette guerre. « Il n’y a aucun doute dans leur esprit. Ils ne peuvent pas concevoir qu’ils vont capituler. Au début, on croyait tous que ce conflit allait se conclure en quelques jours. Et ce n’est pas ce qui se passe. »

J’ai demandé à celle qui pratique le métier de journaliste depuis près de 40 ans de me dire en quoi ce conflit est différent des autres qu’elle a couverts. « C’est la vitesse à laquelle l’information circule. On a tendance à bouger plus vite, car on réalise tout à coup qu’il se passe quelque chose dans une région. »

En fait, on s’en rend compte en regardant ou en lisant les reportages, cette guerre fait se côtoyer deux époques.

« C’est une guerre de 2022, dit Céline Galipeau. Mais les Russes mènent une guerre de 1940. Ils envoient des troupes et des chars d’assaut. Ils font même des tranchées. Les Ukrainiens, eux, ont des lance-missiles et des drones. Ils sont rendus ailleurs. C’est ce qui devrait leur permettre de prendre le dessus. »

La grande détermination des Ukrainiens amène Céline Galipeau à croire que ce peuple pourrait gagner cette guerre. « Les Russes ont l’air de se demander ce qu’ils font là. Ils se battent, ils ont des blessés, ils les ramènent. Ils prennent des pauses entre midi et 13 h et arrêtent de bombarder. C’est là que les Ukrainiens sortent et attaquent. Les Russes ont des pertes énormes. »

La crainte des Ukrainiens, c’est que les médias cessent de parler de cette guerre. Car pour eux, il est primordial que la planète sache ce qui se passe. « C’est important de continuer à couvrir cette guerre, même si c’est usant, dit Céline Galipeau. Les Ukrainiens se battent pour eux, mais aussi pour nous. Ils nous le disent, d’ailleurs. Si eux n’arrivent pas à freiner les Russes, ces derniers risquent d’avancer ailleurs. On voit bien ce qui se passe en Moldavie, en Suède et en Finlande. Les gens ont peur. Les Ukrainiens n’ont jamais imaginé que la Russie leur ferait subir ça. Et pourtant… »