La chose est passée quasi inaperçue. Mais le 20 avril dernier, Téléfilm Canada, l’organisme fédéral qui tient les cordons de la bourse en ce qui a trait à notre production cinématographique, a annoncé que son Groupe de travail – Diversité et inclusion venait de créer un sous-comité, qui aura comme mandat de réfléchir à la notion des « récits authentiques » qui sont racontés par nos créatrices et créateurs.

« Déterminer qui aura la possibilité de raconter telle ou telle histoire est un enjeu complexe qui nécessite beaucoup de collaboration et d’expertise », peut-on lire dans le communiqué qui a été publié.

Pourquoi une telle initiative de la part de Téléfilm Canada ? « Assurer une représentation authentique est d’une importance capitale si nous voulons que les histoires portées à l’écran soient plus respectueuses et plus fortes », ajoute-t-on dans le même texte.

Mais qu’est-ce qu’un récit authentique ? Chez Téléfilm Canada, on reconnaît qu’on ne le sait pas trop. « C’est ce que nous voulons définir avec le sous-comité », m’a-t-on écrit. Cela est un peu étrange. On veut encadrer un concept qui n’est pas encore défini.

L’initiative de ce sous-comité est venue à la suite de discussions qui ont eu lieu durant la Semaine du Canada à l’écran qui a marqué la remise des prix Écrans canadiens, en avril dernier. J’ai voulu en savoir plus sur ces « discussions ». Car il faut savoir que lors de cet évènement, les propos d’un réalisateur ont créé certains remous.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE BARRY AVRICH

Le réalisateur Barry Avrich a présenté son film Black + White au Festival du film de Toronto en septembre 2021.

Le cinéaste Barry Avrich, qui n’est pas noir, a reçu le prix du Meilleur documentaire biographique pour son film Oscar Peterson : Black + White. Lors de son allocution, le réalisateur a dit : « Voici la preuve qu’il y a tant d’histoires de Noirs au Canada qui se doivent d’être racontées. Peu importe qui les raconte, nous devons simplement les raconter. » Cette déclaration n’a pas du tout passé.

Le Bureau de l’écran des Noirs et le Reelworld Film Festival ont jugé que les propos de Barry Avrich « minimisaient l’importance des cinéastes noirs pour raconter des histoires noires au Canada, alors qu’il leur est déjà difficile d’obtenir du financement pour leurs projets », a rapporté La Presse Canadienne le 8 avril dernier.

Barry Avrich s’est empressé de dire qu’il regrettait ses propos et qu’il s’était mal exprimé.

Chez Téléfilm, on m’assure que cette controverse n’a rien à voir avec la décision de créer ce sous-comité. « Les recherches et les réflexions sur les meilleures pratiques en matière de récits authentiques se multiplient depuis déjà de nombreuses années, et ce, à travers le monde ».

J’ai regardé l’excellent documentaire d’Avrich. C’est le plus bel hommage dont ce grand pianiste d’origine montréalaise pouvait rêver. On donne la parole à une grande diversité de musiciens et de spécialistes (Herbie Hancock, Quincy Jones, Billy Joel, etc.), on raconte le bâtisseur qu’il a été, on décrit l’immense talent qu’il avait. De ce côté, rien à redire.

J’ai très hâte de découvrir les conclusions des travaux de ce sous-comité dont les membres n’ont pas encore été choisis. Mais il faut être naïf pour ne pas voir qu’on se dirige vers un encadrement, ou, si vous préférez, des balises, dont les créateurs devront tenir compte en déposant un projet de film.

Selon le communiqué, à l’instar d’autres modèles antérieurs, cette réflexion devrait permettre d’« apporter des changements importants et durables au sein de l’industrie cinématographique canadienne ».

Les créateurs devront donc démontrer qu’ils sont aptes à traiter du sujet qu’ils ont scénarisé. Et qu’ils le feront correctement.

Cette démarche est d’autant plus étonnante quand on sait que Téléfilm a créé divers critères et programmes pour favoriser une plus grande diversité tant sur le plan de la production, de la création, de la réalisation que de la représentation à l’écran.

L’an dernier, une consultation a été menée avec le Bureau de l’écran des Noirs. Le but de l’opération « Être vu : directives pour un contenu authentique et inclusif » était de « galvaniser » l’industrie du cinéma et de la télévision afin de la sensibiliser à une meilleure représentation des Noirs, y compris les personnes de couleur handicapées et LGBTQ2+.

Le travail qui est fait depuis quelques années en ce sens porte ses fruits. On voit une différence. Mais il reste beaucoup à faire, car le rattrapage est énorme. Il faut continuer à travailler à faire grandir cette diversité, à donner la chance à ceux qui ont du talent d’être mieux représentés.

Mais ce que je crains, quand je lis : « déterminer qui aura la possibilité de raconter telle ou telle histoire », c’est qu’on ose se mêler du mariage entre un sujet et son créateur. Nous allons sur un terrain miné, celui de : parce que tu n’es pas noir, francophone, anglophone, femme, gai, trans ou handicapé, tu ne peux raconter l’histoire des autres.

Sommes-nous en train de dire aux créateurs qu’ils ne pourront plus s’aventurer sur des territoires qui ne leur « appartiennent pas » ? J’espère que non. Chez Téléfilm, on m’a simplement répondu que cette réflexion sur les récits authentiques « ne signifie pas que nous ne pouvons plus raconter des histoires sur d’autres communautés ».

Si vous me le permettez, je vais attendre la fin de cet exercice pour voir comment tout cela va se refléter sur papier.

Cette recherche d’« authenticité » traitée par les « bonnes personnes » risque de décourager certains créateurs qui n’auront plus envie d’aller vers des terres à défricher, vers des zones inconnues.

Or, le monde de la création est constitué d’épreuves, de quête, de risques et de doutes. Si on lui retire ça, le créateur n’a plus sa raison d’être.

Est-ce qu’un réalisateur noir aurait le même point de vue qu’un réalisateur blanc pour raconter la vie d’un pianiste noir ? Sans doute pas. Mais c’est justement ça qui définit le travail d’une réalisatrice ou d’un réalisateur. On s’attend d’elle ou de lui qu’elle ou il offre une vision, sa vision.

C’est pour cela que, dans cette réflexion, il faut absolument protéger la liberté des créateurs.

Pour le reste, c’est une question de talent, de respect, d’amour et de passion pour son sujet. Et surtout de point de vue.