Lorsque la direction de l’Orchestre symphonique de Montréal a pris la décision d’annuler la prestation du pianiste russe Alexander Malofeev, en mars dernier, elle a eu droit à une salve de critiques provenant de la communauté musicale internationale.

Maintenant qu’elle a décidé de maintenir le concert que doit offrir Daniil Trifonov, autre pianiste russe, les 20 et 21 avril, elle fait face aux réactions vives et émotives de la communauté ukrainienne de Montréal.

Cette situation fait vivre des moments extrêmement déchirants à l’équipe de l’OSM, qui croit que l’art et la musique doivent être au-dessus de ce conflit qui, tous les jours, apporte son lot de désolations, de scènes d’horreur et de rage à l’endroit de Vladimir Poutine, grand responsable de cet ignoble massacre.

Madeleine Careau, la cheffe de la direction de l’OSM, a accepté de me parler. Avant d’aborder le cas de Trifonov, j’ai voulu retourner quelques semaines en arrière pour tenter de comprendre ce qui s’était passé entre l’annulation de la prestation de Malofeev et la décision, un mois plus tard, de maintenir celle de Trifonov.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE L’ARTISTE

Le pianiste Alexander Malofeev a appris qu’il ne jouerait pas à la Maison symphonique deux jours avant le concert.

« J’étais en Europe lorsque l’invasion russe s’est amorcée en Ukraine, raconte-t-elle. J’ai découvert ce drame avec stupeur, comme tout le monde. Je suis rentrée à Montréal le 5 mars. Alexander Malofeev devait commencer à répéter le 7 mars. Rapidement, nous nous sommes dit que ce n’était pas approprié de présenter un artiste russe dans un tel contexte. Je trouvais que ça manquait de sensibilité envers nos compatriotes ukrainiens et les Québécois qui appuient l’Ukraine. »

La direction de l’OSM a dû composer avec un mouvement citoyen bien décidé à empêcher la tenue de ce concert placé sous la direction de Michael Tilson Thomas. L’OSM a donc établi un plan d’intervention avec la police de Montréal pour s’assurer que la salle de la Maison symphonique serait surveillée lors des concerts. On a également prévu des mesures pour offrir une protection à Malofeev lors de ses déplacements.

« Puis on s’est dit : est-ce qu’on veut exposer ce jeune artiste à ça ? reprend Madeleine Careau. Il risquait de se faire crier des noms au moment d’arriver sur scène. Est-ce qu’on veut mettre le chef Tilson Thomas dans une telle situation ? Ce furent des moments troublants. »

Des réunions ont été organisées dans un climat d’urgence avec les membres du comité exécutif de l’OSM, et la décision de retirer Malofeev a finalement été prise. Le musicien, qui était déjà arrivé dans la métropole, a été pris en charge par l’OSM et a eu droit à des vacances impromptues dans la métropole.

Une condamnation unanime

Lors de ces trois concerts sans Malofeev, l’hymne ukrainien a été interprété, le Grand Orgue Pierre-Béique a été illuminé aux couleurs du drapeau ukrainien et les musiciens ont porté un ruban en signe de solidarité avec l’Ukraine. Ces gestes n’ont toutefois pas empêché une réaction corrosive de la presse internationale qui a jugé que l’OSM avait pris une très mauvaise décision.

« C’était unanime, dit Madeleine Careau. Ça venait de partout, du New York Times, du Washington Post, du Monde, du Figaro, de BBC World News. »

Tous les grands médias ont écorché l’OSM. On nous a dit que l’on condamnait des innocents, que la musique n’est pas politique, qu’on n’avait pas le droit de politiser l’art, que les artistes russes ne sont pas là pour faire la promotion du régime, mais pour porter un message de paix et de beauté. Nous qui sommes habitués à recevoir une bonne presse à l’étranger, on a trouvé cela très difficile.

Madeleine Careau, cheffe de la direction de l’OSM

Cette condamnation s’est également fait sentir au sein même de l’OSM. « Nos musiciens, nos employés et notre directeur musical n’étaient pas d’accord avec notre geste, dit Madeleine Careau. Ils se sont rangés derrière la direction, mais ils n’acceptaient pas cela. »

La cheffe de la direction et son équipe ont pris un certain recul et quitté le monde des émotions dans lequel ils baignaient. Lors d’une réunion, le constat suivant est ressorti : l’OSM a voulu être sensible à la communauté ukrainienne et québécoise, et elle s’est mis à dos sa communauté immédiate, celle de la musique.

Pour Madeleine Careau, qui a vécu beaucoup de choses au cours de sa longue carrière, ce moment a été très éprouvant. « On a donc pris la décision de ne pas boycotter les artistes, à moins qu’ils n’appuient cette guerre. On comprend toutefois qu’ils ne peuvent pas la dénoncer. »

Les musiciens et les employés de l’OSM étaient très heureux de ce changement de cap.

Ce n’est pas facile de prendre une décision contraire à celle que tu as prise au départ. C’est un virage à 180 degrés. Ça a demandé beaucoup de réflexion, beaucoup de sérieux. On a décidé d’être à l’écoute de tout le monde et de reconnaître que nous nous étions probablement trompés au départ.

Madeleine Careau, cheffe de la direction de l’OSM

Un titre qui ne passe pas

Madeleine Careau a eu des discussions avec des représentants de la communauté ukrainienne. Certaines ont été ardues. « On m’a dit que l’OSM joue à la gloire de Poutine, dit-elle. Certains craignent que Poutine récupère cela à son avantage. Une dame a qualifié Trifonov de “collaborateur du régime génocidaire”. Ce n’est tellement pas ça. On veut laisser parler la musique, c’est tout. »

Un groupe de citoyens, ayant à sa tête les membres du conseil provincial du Québec du Congrès des Canadiens ukrainiens, organise un rassemblement « paisible et silencieux » qui va se dérouler lors des deux concerts à la Maison symphonique. Parmi les supporteurs de ce mouvement, on retrouve Serge Sasseville, conseiller indépendant du district Peter-McGill, qui a attiré l’attention des médias en faisant entendre l’hymne ukrainien tous les jours devant le consulat de Russie à Montréal.

Je me suis entretenu avec Mariya Makivchuck, une Montréalaise d’origine ukrainienne, qui, avec des membres du Congrès des Canadiens ukrainiens, accueille les réfugiés. Elle pense d’abord à ces gens qui débarquent chez nous en état de choc.

Vous imaginez, [les réfugiés ukrainiens] arrivent ici et ils voient les affiches de ce concert. Ils sont traumatisés par la guerre et découvrent qu’on fait des concerts russes alors que la Russie est en train de faire un génocide, tuer des civils, violer des femmes, démolir des villages et causer une catastrophe écologique. C’est insultant pour eux.

Mariya Makivchuck, Montréalaise d’origine ukrainienne

Dans une déclaration publiée jeudi sur son site web, la direction de l’OSM s’adresse directement à la communauté ukrainienne du Québec et parle du consensus auquel elle en est arrivée. « Le bannissement des artistes russes n’ayant rien à voir avec les agissements du gouvernement de la Russie n’est pas une voie à suivre. Au contraire, plusieurs estiment qu’un tel mouvement de boycottage ferait le jeu du régime Poutine, qui pourrait l’utiliser comme preuve que l’Occident veut effacer la culture et le patrimoine russes, justifiant ainsi son invasion de l’Ukraine. »

On rappelle également que dès les premiers jours de cette guerre, Daniil Trifonov a déclaré sur son compte Instagram qu’il avait le cœur brisé par ce qui se déroulait en Ukraine, que la guerre est une tragédie et qu’il prie pour qu’une solution entraîne une paix durable. « Étant donné que sa famille habite en Russie, il lui aurait été difficile d’être plus affirmatif sur son opposition à l’invasion russe sans courir le risque de mettre ses proches en danger », écrit-on.

Daniil Trifonov prendra part à un concert intitulé Concertos russes et poèmes symphoniques français, qui inclut le Concerto pour piano et orchestre à cordes de Schnittke et le Concerto pour piano no 1 en ré bémol majeur de Prokofiev. Choisi il y a plus d’un an, le titre du programme écorche la sensibilité de certaines personnes. Mariya Makivchuck est de celles-là. Elle rappelle que Prokofiev est né dans une ville qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine et que Schnittke a des origines allemandes. « Pourquoi on n’appelle pas ça les Concertos soviétiques si on veut vraiment être plus juste ? », dit-elle.

Malheureusement, tout le matériel promotionnel est imprimé depuis longtemps. Mais jeudi, en fin de journée, l’OSM a pris la décision d’ajouter une œuvre au programme. Il s’agit de Prière pour l’Ukraine, du compositeur Valentin Silestrov.

Autant j’étais d’accord avec la décision de l’OSM d’annuler la participation de Malofeev, autant je reconnais, un mois plus tard, que celle de maintenir la présence de Trifonov est une bonne chose. Cette question extrêmement délicate, je me la pose depuis des semaines. Le bannissement total des artistes russes flatte notre sens moral, mais sur le fond, le geste a peu d’impact.

Ce choix doit être personnel. Si cela suscite un malaise chez quelqu’un d’aller applaudir un pianiste russe qui interprète l’œuvre d’un compositeur russe, il n’a qu’à ne pas y aller. Ce n’est pas comme si on recevait 75 artistes russes à Montréal chaque semaine.

Il faut apprendre à faire la distinction entre un artiste russe et un artiste ouvertement pro-Poutine.

Mettons nos énergies à aider le peuple ukrainien à résister à cet envahisseur barbare, continuons de multiplier des sanctions économiques qui vont réellement nuire à Poutine et unissons-nous pour accueillir davantage de réfugiés ukrainiens.

Et puis, ne soyons pas naïfs face à la réalité russe.

Rappelons-nous que pour chaque personnalité russe qui affiche publiquement son soutien à Poutine, il y a des tonnes de musiciens, de cinéastes ou de danseuses qui vivent dans la peur, qui sont bâillonnés, qui sont incapables de s’exprimer librement sous peine de se faire emprisonner ou empoisonner.

Laissons à ces artistes leur art afin qu’ils puissent, le temps d’un concerto, se sentir un peu libres.