Il est très rare qu’un livre me donne des envies de meurtre. Je pense que ça ne m’est arrivé que deux fois : en lisant Le voyage dans l’Est de Christine Angot et Chienne de Marie-Pier Lafontaine.

Beaucoup de gens ont eu de la difficulté à lire le premier livre de Lafontaine, publié en 2019, qui raconte l’enfer dans une famille nombreuse tyrannisée par un père sadique qui agressait à répétition ses enfants de toutes les manières possibles. L’écrivaine n’épargnait pas les lecteurs pour qu’ils puissent comprendre ce qu’il en était vraiment de la cruauté qu’elle avait subie. Et cette envie de tuer qui m’a saisie à la lecture de Chienne, je n’ai pas eu le goût de la nier en lisant son essai Armer la rage qui vient de paraître. De plus, j’étais curieuse de rencontrer cette écrivaine naissante pour qui l’écriture a été la plus importante bouée de sauvetage de sa vie. Le sous-titre d’Armer la rage est : Pour une littérature de combat. Et je vous dirais qu’on n’est pas tant ici dans le combat d’idées que le combat à mains nues.

Marie-Pier Lafontaine a senti le besoin de faire cet essai pour expliquer un peu dans quel état d’esprit elle a écrit Chienne, qui lui a valu toutes sortes de commentaires. Notamment celui d’un professeur qui lui a dit que la littérature n’était pas le lieu pour la dénonciation – si vous voulez mon avis, elle est le lieu de tous les possibles, et personne n’est le dépositaire de règles à suivre.

La littérature est vraiment l’un des premiers endroits où j’ai eu l’impression que j’avais le droit d’exister dans ma pleine expansion. Et là, un homme venait me dire que non, ce n’était pas l’espace pour dénoncer. Mais si je n’ai pas cet espace-là, quel espace je peux avoir ? Je n’en ai aucun autre.

Marie-Pier Lafontaine

On ne mesure pas ce que cela signifie pour une enfant qui a été maltraitée de prendre la parole quand on lui a imposé le silence et qu’il lui a fallu des années pour mettre des mots sur ce qu’elle a vécu. Ce n’est que très tard dans la vie, confie-t-elle dans son livre, qu’elle a compris qu’il existait des familles sans violence. Elle écrit : « Répondre à mon père était l’interdit principal de la maison. Raconter était donc tout simplement impensable, enfant. Qu’est-ce que j’aurais bien pu dénoncer de toute façon ? Je pensais qu’il était normal et courant qu’un père soit excité par ses filles et que les enfants soient battus jusqu’à l’âge de 14 ans. Il valait mieux le croire. L’idée de la normalité, même obscène et distordue, retardait le moment de l’effondrement. »

Beaucoup de gens lui ont dit qu’ils ne pouvaient pas lire son livre parce que le sujet était trop dur, avant même de l’ouvrir. « Alors qu’il y a quand même un travail esthétique, souligne-t-elle. Chienne, c’est un projet qui se situe du côté de la littérature plus que du témoignage. Ce souci esthétique était pour moi justement une manière de faire exister dans la littérature quelque chose qui est atroce, de le sortir des marges de la société et de le mettre au centre du débat social. »

Il n’y a pas de répit dans Chienne, qui a remporté en France le prix Sade, en 2020. « Je voulais une esthétique qui se rapproche du coup de poing, et la question du rythme était importante. Armer la rage est une manière de resituer mon travail, de l’intellectualiser. Dans une dimension sociale aussi, pour dire comment c’est possible qu’il existe encore des familles dans lesquelles les enfants sont détruits au quotidien. »

Justement, qu’est-ce que la littérature peut atteindre que le témoignage n’atteint pas ? « Je pense que c’est une question de liberté, répond l’écrivaine. Parce que dans le témoignage, on est pris dans des considérations d’ordre juridique, de cohérence, de vérité factuelle. Alors que dans la littérature, il y a une liberté du regard qui est jeté sur le trauma, et cette liberté-là, je la revendique énormément. Parce qu’on m’a enlevé tellement de liberté et mis tellement de barrières dans ma vie. C’est comme si je pouvais dire une plus grande vérité par la littérature. »

Rendre les coups

Depuis quelques années, Marie-Pier Lafontaine pratique la boxe. Cela lui a appris beaucoup de choses. Ce qu’elle préfère, c’est la contre-attaque. Parce que j’imagine que les coups, elle connaissait déjà. Dans Armer la rage, elle en profite pour élargir ce qu’elle a vécu à toute la société, qui n’apprend pas aux femmes à se défendre. En particulier physiquement. En général, on leur enseigne à éviter l’escalade de la violence par n’importe quel détour, jamais à répliquer par la force. Dans son essai, elle écrit : « L’emploi de la force est éthique – raisonnable – pour une femme, à la seule condition qu’elle l’utilise pour sa protection. Il lui faut donc se limiter à éviter de recevoir des coups. Ou à fuir. Cette même force, en position de contre-attaque, devient amorale. On la nommera violence. Elle justifie une escalade de la tension. Elle justifie qu’on soit tuée. »

En gros, si tu te débats, ça risque d’être pire. Il est vrai qu’en cas d’agression, on nous a surtout suggéré de crier « au feu » plutôt que de casser une gueule. Et Dieu sait que lorsque je lis dans les journaux des histoires de viol, chaque semaine depuis toujours d’ailleurs, je n’ai que cette envie-là : casser des gueules. C’est le bout de l’entrevue où nous avons le fou rire toutes les deux, à se raconter nos pulsions de colère.

La rage est apparue à Marie-Pier Lafontaine après une agression dans le métro. C’était l’agression de trop, celle qui a fait remonter toutes celles de l’enfance. Celle qui a mené à l’écriture de Chienne, qui n’est pas une thérapie – elle a déjà dit en entrevue qu’elle a fait une thérapie. L’écriture, c’est autre chose. La contre-attaque, j’ai l’impression.

Au fond, est-ce qu’on ne condamne pas les femmes à l’impuissance dans la façon dont on dit qu’elles doivent se défendre ?

Je pense que oui. Ce n’est pas une impuissance qui est innée, on ne naît pas avec de l’impuissance, des corps faibles et fragiles, je pense que c’est vraiment acquis. C’est une prescription sociale qui nous maintient dans la peur et le silence.

Marie-Pier Lafontaine

Marie-Pier Lafontaine n’a plus aucun contact avec sa famille, sauf une sœur, qui est fière de ce qu’elle écrit. Elles se soutiennent. Tout de même, je lui demande si la rage peut finir par dévorer intérieurement la personne qui la porte, tout en devinant quelle sera sa réponse. « Écrire permet de harnacher la rage. Et ça devient un moteur de l’écriture. Ça permet de la déposer dans un projet et de continuer sa vie sans que ça nous gruge de l’intérieur. Trouver la bonne phrase, ça me met en joie, ça me donne de la puissance. C’est ce qui me donne le goût de me lever le matin. »

Elle écrit peut-être pour tuer autrement un père qu’elle voudrait tuer en vrai. « Je vois ça comme mettre à mort ce qu’il a imposé en moi, précise-t-elle. Ce silence qu’il m’a imposé toute ma vie. C’est ça qu’il faut tuer et dépasser pour arriver à la parole, à l’écriture. Je ne pense pas nécessairement au père réel, mais aussi à la société dans laquelle on vit. »

Armer la rage – Pour une littérature de combat

Armer la rage – Pour une littérature de combat

Héliotrope

107 pages