Dans la salle à manger de sa belle maison d’Outremont, j’ai l’impression de poursuivre avec Dominique Fortier le même dialogue qu’il y a quatre ans, lors de la sortie de son livre Les villes de papier. Le décor est semblable, nous discutons encore une fois de la poétesse américaine Emily Dickinson, puisque son nouveau roman, Les ombres blanches, est en quelque sorte la suite de des Villes de papier, qui a remporté en 2020 le prix Renaudot de l’essai, dans lequel elle décrivait de façon très personnelle la vie singulière de cette femme à nulle autre pareille.

Mais il s’est passé tellement de choses depuis notre dernière rencontre. Bien sûr, la pandémie, et ce prestigieux prix littéraire, mais aussi de nouveaux fantômes dans la vie de Dominique Fortier. Elle a perdu son père, son ami le cinéaste Jean-Marc Vallée, et son mentor, l’écrivain François Ricard. Les ombres blanches, qui raconte la destinée de l’œuvre d’Emily Dickinson entre les mains de son entourage – sa sœur Lavinia, sa belle-sœur Susan, épouse de son frère Austin Dickinson amoureux de sa maîtresse Mabel, la mère d’une petite fille nommée Millicent – est un peu un roman sur le deuil.

Ce n’est pas tant un livre sur la mort que sur ce qui arrive après. Sur ce qui reste, sur ce que les gens laissent quand ils partent, sur la manière dont nos vies sont transformées quand quelqu’un disparaît, et comment on n’a pas le choix de se reconstruire.

Dominique Fortier

Un journaliste lui a dit un jour qu’elle faisait de la littérature de catastrophe, en raison des thèmes de ses romans Du bon usage des étoiles (sur l’expédition maritime disparue de Franklin en 1845) ou Les larmes de saint Laurent (sur l’éruption du volcan de la montagne Pelée en 1902). Elle n’est pas d’accord. « Ce qui m’intéresse, ce sont toujours les survivants. »

Ce livre m’a autant ravie que Les villes de papier, entre autres parce que j’étais heureuse de retrouver le même univers d’une infinie dentelle sous la plume de Fortier. Je dois dire que chaque fois que je reçois un titre de Dominique Fortier, je me coupe du monde pour m’y plonger entièrement. Son écriture amène à descendre au plus profond de soi. Les ombres blanches m’est apparu comme un roman de remerciements, parce qu’il s’agit ici d’un superbe hommage au pouvoir de la lecture et à l’éternité du livre.

« C’est vrai que c’est un livre de remerciements, me dit-elle. On a fait un autre tirage qu’on a dédié à François Ricard, pour le remercier… »

À cette idée, elle craque, et les larmes coulent sur ses joues, encore plus lorsqu’elle confie avoir enregistré récemment des passages du livre audio en pensant à sa fille, pour lui laisser un jour sa voix en souvenir.

J’aimerais [que ma fille] puisse m’entendre quand je ne serai plus là, s’il m’arrive quelque chose… Il nous arrive tous la même chose.

Dominique Fortier

« Dans le cas de Dickinson, poursuit-elle, plus que dans n’importe quel autre cas, un livre ne s’arrête pas avec l’auteur qui l’écrit. C’est l’un des très rares exemples où le livre se met à exister après la mort de l’auteur, probablement un des exemples les plus éclatants avec Kafka. Les livres, c’est la seule chose qui ne meurt pas, et probablement qu’ils existent parce que nous, on meurt. Nous n’aurions pas besoin d’écrire si nous étions éternels. »

Cette conscience du temps qui passe tellement vite s’aggrave en vieillissant, quand on arrive à ce mitan de la vie où l’on perd des proches, où l’on se perd parfois soi-même, à se demander s’il faut revenir sur ses pas ou poursuivre son chemin, ce qu’elle illustre par l’image du labyrinthe. Dominique Fortier vient d’avoir 50 ans. « Une fois que tu as atteint le centre du labyrinthe, tu n’es pas plus avancé, note-t-elle. Il te reste à trouver le chemin de la sortie, et à 50 ans, c’est un peu le chemin de la sortie qu’on prépare, d’une certaine manière. »

Magie du livre

Emily Dickinson, qui vivait recluse, était dans l’éternité du présent, dans l’infini des petites choses. Elle écrivait sa poésie sur des bouts de papier qu’elle ne voulait pas publier, et qui ont été sauvés du feu par sa sœur. Ce n’est que bien plus tard qu’elle a été considérée comme l’une des plus grandes voix américaines. En s’emparant de cette figure importante des lettres, Dominique Fortier a été transportée par la grâce, et quelque chose de magique est arrivé. Il y a quatre ans, elle m’apprenait avoir envoyé son manuscrit chez Grasset comme une bouteille à la mer. Non seulement Grasset l’a accepté, mais le livre s’est taillé une place sur la liste du prix Femina, et a remporté le prix Renaudot.

Je l’avais appelée ce grand jour-là, excitée comme une groupie, et elle était dépassée par l’évènement. Jamais elle n’aurait cru que son livre irait aussi loin. Ce prix lui a ouvert les portes d’autres pays – l’Allemagne, la Corée, la Chine, l’Espagne, la Suède – où Les villes de papier a été traduit. « Il y a des petites Emily qui sont en train de naître un peu partout. Ça, c’est magique, c’est juste un cadeau. »

Mais ce n’est pas pour poursuivre un conte de fées qu’elle a écrit Les ombres blanches. C’est plutôt que la langue de cette histoire continuait de la hanter. « Proust disait que les beaux livres sont toujours écrits dans une langue étrangère. Je pense que chaque livre a son langage. Je ne pouvais pas écrire dans cette langue une autre histoire. Mon personnage principal n’étant plus là, ce qui est un obstacle important, j’ai réalisé que l’univers qui y avait donné naissance était encore là et qu’il restait cette autre histoire à raconter. Ça m’intéressait de savoir ce qui arrivait à Lavinia Dickinson, qui a passé sa vie à s’occuper des autres. J’ai eu beaucoup de fun à lui inventer une vie. »

Ce qu’elle a fait avec tous les personnages, mais toujours dans les limites des faits historiques connus, Dominique Fortier étant une écrivaine qui se documente beaucoup, fascinée par le XIXsiècle.

Elle m’assure qu’il n’y aura pas de troisième livre sur Emily Dickinson, car elle a fait le tour du jardin. « Les villes de papier, c’est en fait un livre sur la création, résume Dominique Fortier. Dickinson est la quintessence de l’artiste, de quelqu’un qui fait quelque chose à partir de rien, et qui fait quelque chose d’unique. Les ombres blanches, c’est l’autre versant, c’est un livre sur la lecture. Sur ce que les livres nous font, ce qu’on est capable de leur faire, et sur la manière dont ils nous habitent, dont ils font partie de nos vies, un peu comme des êtres humains. »

Mais quel beau diptyque littéraire a-t-elle créé en puisant dans Dickinson. Grâce à Fortier, j’ai maintenant la poésie d’Emily dans ma bibliothèque. Cette passation entre écrivaines dans le temps représente l’essence même de la littérature, à mon avis. Car c’est vrai que les livres ne meurent pas. La seule consolation des mortels qui lisent.

En librairie le 15 mars

Les ombres blanches

Les ombres blanches

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