Quelques minutes avant le spectacle, j’ai appris que Zaporijjia, la plus grande centrale nucléaire d’Europe située en Ukraine, avait été touchée par un tir.

J’ai éteint mon iPhone, que je ne lâche plus depuis le début de l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie, afin de voir le show de l’humoriste Adib Alkhalidey sur la scène du Gesù. Pendant près de deux heures, Adib m’a fait oublier un peu l’angoisse que je ressens depuis une dizaine de jours. Quand on a été enfant à la fin de la guerre froide, qu’on a grandi avec la peur de la bombe nucléaire, bien réelle avec la catastrophe de Tchernobyl, les menaces de Poutine ravivent de vieux cauchemars. Et voilà que le chanteur Sting ressort des boules à mites sa chanson Russians, qu’on écoutait le cœur serré dans les années 1980 en espérant que les Russes aiment eux aussi leurs enfants...

Après deux ans de pandémie, on n’avait vraiment pas besoin de contempler la perspective d’une troisième guerre mondiale, non ? Je ne sais pas pour vous, mais ç’a été une sorte de coup de grâce à la fin de ce mois de février que je trouvais interminable. Alors j’en demandais beaucoup à Adib ce soir-là, avec ma face de Carême.

Dans ce spectacle, où il raconte ses deux ans de chômage à cause de la fermeture des salles, l’humoriste se sent un peu coupable que son père irakien ait fui « sans chaussures » la dictature de Saddam Hussein pour que lui, son fils, puisse faire le « crétin » sur scène. Mais en renouant avec son public, il constate ceci : « Rire, c’est la célébration du miracle de la démocratie. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’humoriste Adib Alkhalidey, que l’on voit ici lors d’une performance à l’été 2020, présente son nouveau spectacle Québécois Tabarnak au Gesù, à Montréal, jusqu’au 9 avril.

Il n’a pas tort, parce que ça ne rit pas trop fort sous les dictatures. Que nous soyons réunis dans la salle pleine du Gesù à rigoler ensemble relève du miracle après tous ces mois éloignés les uns des autres, et on mesure encore plus notre chance quand les Ukrainiens fuient les bombes. L’humoriste partage probablement avec Ionesco ce sentiment que l’existence est une tragédie, que le comique révèle encore plus. Ionesco qui disait : « Où il n’y a pas d’humour, il n’y a pas d’humanité. Où il n’y a pas d’humour, il y a les camps de concentration. »

Quoi de plus mortellement sérieux qu’un dictateur ? Mais quoi de plus absurde aussi que le monde retienne son souffle à cause d’un seul homme belliqueux qui ne souffre aucune critique et musèle toutes les voix contraires à sa pensée ? Il faut rire de ces petits hommes avides de puissance qui se photographient torse nu pour faire la promotion de leur virilité fragile. Le culte de la virilité est l’éternel compagnon des régimes autoritaires – ce n’est pas pour rien que les droits LGBTQ+ sont bafoués en Russie.

Il ne faut jamais oublier le ridicule de l’autoritarisme, c’est l’un de ses talons d’Achille, la brèche par où le rire pourrait entrer et désamorcer la peur qu’il inspire. Gros missiles, petit pénis, Poutine !

Retirer le rire de nos vies nous rend non seulement plus tristes, mais nous affaiblit. Dans ce formidable polar médiéval qu’est Le nom de la rose, Umberto Eco rappelait la puissance de l’humour. Une série de morts mystérieuses dans une abbaye fait l’objet d’une enquête d’un moine, Guillaume de Baskerville, qui découvre que les copistes ont tous été empoisonnés en feuilletant le même livre. Il s’agit du deuxième tome de la Poétique d’Aristote, portant sur la comédie – qui n’a jamais été retrouvé, puisque seul le tome sur la tragédie s’est rendu jusqu’à nous. Le livre a été contaminé par un vénérable vieux moine, le bibliothécaire aveugle Jorge de Burgos, qui veut préserver l’Humanité de ce savoir, car le rire est une arme contre la peur, et sans la peur, comment peut-on craindre Dieu ? On comprend mieux ici pourquoi des fanatiques religieux assassinent des caricaturistes.

J’ai l’impression qu’au Québec, on a toujours un peu ri de Poutine à cause de son nom, un nom que des personnes plutôt intenses ont pris pour cible en France dans les enseignes des restaurants Maison de la poutine – ce qui est quand même drôle, tellement c’est con.

De toute évidence, Vladimir Poutine n’est pas un homme qui entend à rire. Mais ce n’est peut-être qu’une question de temps avant qu’on ne se rende compte que son pouvoir ne tient qu’à une lamentable farce faite de mensonges. C’est peut-être même pour cela qu’il sort l’artillerie lourde ; par peur d’être démasqué, de perdre la face, en premier lieu devant son peuple. Ce que ne doit pas craindre le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelenski, qui a déjà été un acteur comique.

Avec subtilité, Adib Alkhalidey m’a rappelé l’importance du rire, et je crois finalement que c’était urgent, car à regarder les nouvelles en pleurant, j’étais sur le point de perdre mon sens de l’humour qui est, comme on le sait, la politesse du désespoir. Mais aussi « la célébration du miracle de la démocratie », comme il dit, car ici, on se paye la traite avec tous les politiciens qui scrutent d’ailleurs Infoman chaque semaine (le dernier épisode sur l’Ukraine était une pièce d’anthologie).

Rions donc un peu de Poutine en attendant que les humoristes puissent le faire en Russie.

Consultez le site d’Adib Alkhalidey pour connaître les dates de représentations du spectacle