Sur la photo du programme de l’Orchestre symphonique de Montréal, avec ses cheveux blonds et son regard angélique, il a l’air d’avoir 14 ans. Mercredi, jeudi et dimanche, le pianiste Alexander Malofeev, 20 ans, doit interpréter le Concerto pour piano n3 de Prokofiev à la Maison symphonique. Malofeev est russe, comme Prokofiev du reste. Ces jours-ci, c’est devenu un vice rédhibitoire.

La Vancouver Recital Society a annulé la semaine dernière les concerts que devait donner Alexander Malofeev. L’organisme tentait pourtant depuis des années de faire venir dans l’Ouest canadien le jeune prodige russe. Sa directrice artistique, Leila Getz, qui craignait la réaction du public, dit avoir voulu faire un geste de solidarité envers l’Ukraine.

Alexander Malofeev n’avait jusque-là pas dénoncé ouvertement l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Sur Facebook, en réaction à l’annulation de son concert à Vancouver, il a écrit le 2 mars : « La vérité est que chaque Russe se sentira coupable pendant des décennies à cause de la décision terrible et sanglante qu’aucun de nous ne pouvait influencer et prédire. »

Cette déclaration n’a pas contenté certains membres de la communauté ukrainienne, qui ont fait parvenir une lettre à l’OSM, réclamant qu’Alexander Malofeev soit retiré du prochain programme de l’Orchestre.

Alexander Malofeev, qui n’a aucun lien connu avec Vladimir Poutine selon le New York Times, vit à Moscou avec sa famille. Les craintes de représailles envers ses proches, en conséquence d’une dénonciation plus explicite d’un régime totalitaire, sont malheureusement bien réelles. J’ai tenté de le joindre lundi, mais je n’ai pas eu de ses nouvelles. J’ai aussi contacté l’OSM, qui doit se prononcer sous peu sur cette question.

Peut-on exiger, comme condition préalable à une prestation artistique, qu’un artiste condamne explicitement les politiques – même les plus abjectes – de son pays ? Voilà qui pose un dilemme moral et éthique intéressant.

Dimanche, le chef d’orchestre Tugan Sokhiev a démissionné à la fois du théâtre Bolchoï de Moscou, où il était directeur musical, et de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, en France, où il occupait les mêmes fonctions. Le maire de Toulouse lui avait demandé la semaine dernière de clarifier son point de vue sur l’invasion russe. « Il était impensable d’envisager qu’il reste silencieux face à la situation de guerre », a déclaré le maire Jean-Luc Moudenc.

PHOTO ERIC CABANIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le chef d’orchestre russe Tugan Sokhiev

« Je serai toujours contre tout conflit sous quelque forme que ce soit », lui a répondu indirectement Tugan Sokhiev dans sa lettre de démission. « Nous, musiciens, sommes là pour rappeler à travers la musique de Chostakovitch les horreurs de la guerre. Nous, musiciens, sommes les ambassadeurs de la paix. Au lieu de nous utiliser, nous et notre musique, pour unir les nations et les peuples, nous sommes divisés et ostracisés. »

Le chef d’orchestre a dit craindre que les artistes russes soient désormais victimes de discrimination. « Je ne peux pas supporter d’être témoin de la façon dont mes collègues, artistes, acteurs, chanteurs, danseurs, réalisateurs, sont menacés, traités de manière irrespectueuse et victimes de la culture de l’annulation », a-t-il écrit.

Les artistes russes sont-ils victimes de discrimination ? À la lumière du traitement réservé à Vancouver à Alexander Malofeev, la question se pose. Le pianiste n’est pas le seul artiste à avoir été déclaré persona non grata sur scène depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.

Certaines institutions ont exigé des artistes russes qu’ils condamnent Vladimir Poutine, sous peine de ne pas pouvoir se produire dans leurs salles. Le Metropolitan Opera de New York a demandé à la soprano Anna Netrebko de se dissocier publiquement du président russe, ce qu’elle a refusé de faire. Elle avait dans le passé exprimé son soutien à Vladimir Poutine ainsi qu’à la guerre du Donbass en 2014. Elle ne sera pas de retour au Met cette saison.

Le chef d’orchestre Valery Gergiev, réputé proche du président Vladimir Poutine, a été remplacé au pied levé par le directeur musical du Met, le Québécois Yannick Nézet-Séguin, la semaine dernière à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne à Carnegie Hall. Gergiev a aussi été remercié de son poste de chef d’orchestre de l’Orchestre philharmonique de Munich.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA ROYAL OPERA HOUSE DE LONDRES

La troupe de ballet du Bolchoï a présenté Le lac des cygnes à la Royal Opera House de Londres en 2019.

La Royal Opera House de Londres a de son côté annulé la série de spectacles de la troupe de ballet du Bolchoï prévue chez elle l’été prochain et l’Opéra national polonais a annulé une production de Boris Godounov de Moussorgski, en « solidarité avec le peuple ukrainien ». Les réseaux sociaux des artistes russes sont passés au peigne fin par les institutions occidentales auxquelles ils collaborent, révèle le New York Times, afin de déterminer s’ils ont pu exprimer des sympathies envers le président Poutine ou faire des déclarations équivoques à propos de l’invasion.

On dira que c’est de bonne guerre… ou qu’on s’adonne à une nouvelle forme de maccarthysme (n’ayant rien à voir avec le communisme, cette fois-ci). Peu de gens exprimeront de l’empathie pour un Nikita Mikhalkov, cinéaste qui a depuis longtemps choisi son camp, celui des largesses accordées aux amis du régime. Il n’a plus été invité depuis longtemps dans les grands festivals internationaux.

Il reste qu’une majorité d’artistes russes n’ayant jamais frayé avec le pouvoir sont aujourd’hui pris entre l’arbre et l’écorce. Entre la perspective d’une carrière internationale mise en péril… et le péril de leur vie, s’ils osent s’opposer à un autocrate qui n’a pas la réputation de ménager ses détracteurs.

En leur posant un ultimatum – condamner Poutine ou ne plus pratiquer leur métier dans un avenir rapproché –, on court le risque que ces artistes soient envoyés dans l’équivalent contemporain du goulag. Et cet ultimatum, on l’envoie du confort de son salon, si l’on fait partie du public récalcitrant, ou d’un bureau attenant à une salle de concert, loin des dangers du front ou des prisons russes.

Les artistes ont-ils le devoir moral de dénoncer un régime autoritaire ? La réponse est peut-être plus nuancée qu’on le pense. S’il avait affronté le régime iranien, Ashgar Farhadi n’aurait pas le loisir de réaliser des films délicieusement subversifs en Iran, nous privant de son regard sur sa société, qu’il ne s’empêche pas de critiquer. On peut en dire autant de dizaines de cinéastes chinois.

Les artistes sont souvent des ponts entre les rives. Ils empêchent de sombrer dans le gouffre. Doivent-ils absolument, comme l’a fait Slava Polounine de Slava’s Snowshow, montrer patte blanche en faisant la preuve irréfutable de leur réputation et de leurs intentions pacifistes pour avoir le privilège de monter sur scène ?

Il y a quelque chose d’injuste, il me semble, à exiger des artistes qu’ils se dissocient publiquement d’un autocrate mégalomane au motif qu’ils sont nés sur le même territoire. Le risque de dérapage n’est jamais loin. Faudrait-il élever la censure au rang d’arme de guerre socialement acceptable ?

Certains artistes, je pense à Tugan Sokhiev, tentent-ils de noyer le poisson et de faire dévier le débat avec leurs accusations de « culture de l’annulation » ? Tout en se négociant un sauf-conduit en Russie grâce à leur apparente neutralité ? C’est possible.

« La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté », disait Élie Wiesel. À chaque artiste, en son âme et conscience, de faire les choix qui s’imposent.