Le film commence avec de jeunes étudiantes qui se préparent pour une soirée où il y aura des gars. Rien de plus banal, non ? Non. Car lorsque Anne découvre qu’elle est enceinte, nous découvrons aussi qu’elle vit dans un monde où les femmes ne sont pas libres. En France. Mais ça pourrait être n’importe où.

La cinéaste Audrey Diwan, qui a remporté le Lion d'or à Venise l’an dernier pour L’événement – un film puissant, insoutenable et nécessaire –, a pris soin de ne pas souligner l’époque où se déroule cette histoire, une adaptation du célèbre roman autobiographique d’Annie Ernaux, publié en 2000. Elle gomme ainsi la distance entre aujourd’hui et le début des années 1960, quand l’avortement était illégal en France. Le choc n’en est que plus grand, de même que le sentiment d’injustice et d’indignation. Mais on ressent aussi de l’admiration pour la réalisatrice qui a su transposer parfaitement le texte d’Annie Ernaux, et pour cette jeune femme déterminée à ne pas se faire voler son destin par une société inégalitaire et hypocrite.

Je vous préviens ici que je vais vous dévoiler la fin du film au bout de cette chronique, bien que le mot « divulgâcheur » me semble un avertissement inapproprié quand un film sur l’avortement ne finit pas dans le drame.

J’attendais ce film depuis des semaines, entre autres parce qu’Annie Ernaux est l’une de mes héroïnes littéraires. On ne sort pas indemne de la lecture de L’événement, pas plus que de cette adaptation cinématographique qui m’a fait sacrer de nombreuses fois.

Dans un récent entretien accordé à Laure Adler à L’heure bleue sur France Inter, Annie Ernaux a répété une fois de plus combien le droit à l’avortement était la grande révolution du XXsiècle. Rien n’est plus vrai et il faut le répéter sans cesse.

C’est d’ailleurs l’un des rares sujets sur lesquels je suis intraitable : je refuse de discuter avec quelqu’un qui remet en question ce droit, car toute supposée « nuance » à ce propos est une brèche dangereuse, et on sait combien de réactionnaires et de religieux n’attendent que cette brèche pour s’y engouffrer. Chaque génération depuis la légalisation de l’avortement doit subir ces assauts répétés, et c’est la responsabilité de chaque génération d’y résister pour un monde vraiment égalitaire.

Lire et voir L’événement est une bonne façon de se le rappeler. Je suis heureuse que le cinéma prenne le relais d’un roman qui est sorti en 2000 dans l’indifférence, parce qu’on le trouvait anachronique puisque l’avortement était légal, alors que ce qu’il raconte est tellement important.

Dans le film, on ne nous montrera pas comment Anne est devenue enceinte et c’est un choix judicieux. Peu importe, ce n’est pas de nos affaires, le « comment ». Tout ce qui compte, c’est le choix d’Anne pour elle-même – formidablement interprétée par Anamaria Vartolomei. Anne vient d’une famille modeste, comme son alter ego Annie Ernaux, qui a souvent parlé de la réalité des transfuges sociaux. Sa seule possibilité d’une vie meilleure est l’éducation, elle est encouragée par ses parents qui l’aiment et qui en sont fiers. Être enceinte hors mariage au début des années 1960 est une condamnation, approuvée par les mœurs et tous les échelons de la société. Car évidemment, les filles des familles riches avaient droit à un avortement sécurisé, moyennant de bons contacts, quand la famille voulait éviter la honte, tandis que les filles du peuple devaient subir l’humiliation d’avoir « fauté ».

Anne n’est pas présentée comme une victime de ses choix, mais une victime des lois écrites et non écrites de la société, dans le regard de tous ceux qu’elle croise.

L’avortement est illégal, et si vous tombez enceinte et vous vous conformez à la loi, votre vie, vos espoirs et vos ambitions sont foutus, parce que vous serez obligée, jugée et déclassée. Tout cela pour avoir baisé avec un homme qui ne subira pas les mêmes conséquences.

Anne est face à des médecins, tous masculins, qui sont terrorisés à l’idée de l’aider – ça pourrait leur coûter leur carrière – ou des militants qui se foutent de sa vie et lui mentent en lui prescrivant un médicament censé provoquer l’avortement, mais qui en réalité renforce la grossesse. L’aide ne peut venir que de celles qui ont vécu la même chose, d’hommes qui savent être des alliés, et de ces « faiseuses d’ange », comme on les appelait, souvent des femmes pauvres qui en avaient vu d’autres et comprenaient ce qui était vraiment en jeu.

L’avortement, dans ces conditions, est terrible. Ce n’est pas l’avortement qui l’est, mais les conditions, faut-il le rappeler.

La détermination d’Anne, qui ne doute pas une seule fois de son choix, fait qu’on veut qu’elle réussisse. Ce qu’elle devra traverser est épouvantable, et aurait pu lui coûter la vie. Et même quelque chose au-delà de sa vie, car si vous arriviez à l’hôpital au bord de la mort pour avoir tenté d’avorter par vos propres moyens, le médecin avait encore ce pouvoir de dire les mots « fausse couche », qui vous libéraient, ou « avortement », qui vous valaient la prison, si vous surviviez.

À la fin, lors de ses examens, Anne, ayant survécu, prend son crayon pour analyser des vers héroïques de Victor Hugo. J’ai pensé à Annie Ernaux, qui a eu raison d’aller jusqu’au bout, encore plus d’écrire sa vérité dans un roman, car de son choix est née une écrivaine et une œuvre essentielles pour la liberté des femmes, et l’égalité entre les sexes.

L’événement d’Audrey Diwan prend l’affiche en salle vendredi.