La cassette avait été oubliée depuis deux décennies dans une boîte de souvenirs au sous-sol. Je ne l’avais pas écoutée depuis plus de 25 ans. On écoute ça comment, une cassette, en 2022 ?

J’ai ressorti d’un tiroir une relique : un Walkman des années 1980, en état de décomposition. Des morceaux de plastique, friables comme une coquille d’œuf, me sont restés dans les mains. J’ai eu beau mettre des piles neuves, c’était peine perdue. Ce vieux radiocassette a fait jouer il y a longtemps son dernier album des Cure.

C’est une cassette avec trois titres en espagnol : La Cosechera, Por eso me quedo et El pájaro. Le premier titre ne me disait rien. Je connais trop bien les deux suivants. J’avais très envie de les entendre d’une autre oreille sur ce « démo ». De découvrir peut-être quelque chose qui m’aurait échappé.

La voix de Lhasa de Sela m’émeut toujours autant, 12 ans après sa mort. Olivier Robillard Laveaux faisait jouer une de ses chansons, l’autre matin à ICI Musique. Je venais de déposer le plus jeune à l’école. Au même moment, j’ai remarqué pour la première fois une œuvre murale en céramique, jouxtant Le Dépanneur. Une représentation de Lhasa dans toute sa splendeur. Ça m’a arraché le cœur.

Sa voix m’arrache le cœur. C’est arrivé dès la première écoute de cette cassette, justement. En découvrant El pájaro, la première chanson qu’elle a composée avec le guitariste Yves Desrosiers (à l’époque de La Sale Affaire de Jean Leloup). Une incantation dont le texte aurait été inspiré par un oiseau qui s’est posé sur son épaule, disait-elle.

J’ai dû l’écouter cent fois avant d’aller l’interviewer. C’était en mai 1996. Nous avions tous les deux 23 ans. Elle m’a reçu dans son appartement de Milton-Parc. Vieille âme aux yeux rieurs et au sourire timide, assise sur un tapis comme une hippie. Elle m’a raconté sa vie de nomade entre le Mexique et les États-Unis, sa présence fortuite à Montréal (où elle avait suivi à 18 ans ses sœurs, engagées au cirque) et elle m’a montré sa collection de disques vinyle. On s’est découvert un intérêt commun pour Le vol arrêté de Vladimir Vissotski...

J’étais sous le charme. De ses expressions québécoises mâtinées d’un accent latino. De la douceur de son visage diaphane. De l’intensité de son regard noir. Je n’étais pas le seul.

Elle était en plein enregistrement de La Llorona, son premier album, dont elle n’avait pas pu me dire grand-chose, pas même sous quelle étiquette il sortirait. Neuf mois plus tard, le 4 février 1997, paraissait chez Audiogram cette collection de chansons mélancoliques et lancinantes, belles à pleurer, habitées par cette voix chaude, feutrée, profonde, incandescente.

Un album envoûtant de spleen et de fulgurances, mariage inédit de styles musicaux hétéroclites et de textes sombres et poétiques, teintés de spiritualité, de légendes (à commencer par celle de La Llorona, « la pleureuse ») et de ses expériences de vie.

« Yves et moi, nous avons beaucoup de goûts musicaux semblables, m’avait-elle confié. Lorsqu’on compose, c’est un peu en mélangeant de la musique mexicaine à de la musique tzigane et à de la musique de Tom Waits. C’est une façon différente d’aborder la musique, de chercher des textures, des bruits, des ambiances. »

La Llorona, dont la pochette est un autoportrait peint de Lhasa, s’est écoulé à près de 500 000 exemplaires dans le monde. Un exploit inédit pour un album québécois, dont tous les textes sont en espagnol. En 1997, Lhasa a gagné le Félix de l’artiste québécois – musiques du monde de l’année, prix qu’elle a aussi remporté en 1998 avec Yves Desrosiers. La même année, La Llorona a été sacré « meilleur album global » au gala des prix Juno.

C’est mon préféré des trois albums de Lhasa, probablement en raison de cette entrevue de jeunesse mémorable. Le contexte dans lequel on découvre une œuvre n’est pas étranger à l’affection qu’on lui porte.

J’ai vu Lhasa sur scène souvent par la suite, mais je n’ai plus eu l’occasion de l’interviewer. Elle est allée rejoindre ses sœurs à Marseille, engagées dans une aventure de cirque ambulant, au moment où La Llorona séduisait à leur tour les Français. Je l’ai recroisée quelques fois dans le Mile End, où elle était revenue s’établir, les dernières années de sa vie. Elle s’est éteinte le jour de l’an 2010, à 37 ans, des suites d’un cancer du sein.

* * *

J’ai trouvé ma vieille enregistreuse dans le même tiroir que le Walkman décrépit. Elle avait encore des piles, expirées depuis 10 ans. J’ai rembobiné la cassette, en craignant de l’abîmer. Et si le ruban était aussi friable que la coquille du Walkman ?

J’ai eu l’impression de découvrir un trésor caché qui m’était à moi seul destiné. Le premier titre, le seul qui n’apparaît pas sur La Llorona, est une relecture d’El Cosechero, chanson popularisée par l’Argentine Mercedes Sosa. Sur La Cosechera, on reconnaît déjà dans la voix grave, suave et langoureuse de Lhasa, tout le potentiel de son phrasé théâtral.

« Les gens ont besoin d’un peu de mélodrame, de folie ! », m’avait-elle dit ce matin de printemps, il y a 26 ans.

La deuxième pièce est une version dépouillée, sans percussions, de Por eso me quedo, dans le style du répertoire latino-américain que Lhasa chantait à l’époque dans les bars du Plateau Mont-Royal (les chansons mexicaines de Cuco Sánchez et de Chavela Vargas, notamment). De cette voix unique, singulièrement imparfaite.

Avec en point d’orgue l’irrésistible El pájaro, qui se déploie comme une valse hypnotique, accentuée par les notes de guitare virevoltantes d’Yves Desrosiers. La voix de Lhasa passe, du même souffle, de la douceur éthérée à la complainte rauque. Une voix à fendre l’âme.

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