J’ai rencontré Sophie Fouron dans le fauteuil de la coiffeuse quand j’ai participé l’automne dernier à l’émission Retour vers la culture qu’elle coanimait avec Benoît McGinnis à ARTV. Je ne connaissais à peu près rien d’elle, parce que je n’avais pas vraiment vu son travail à TV5, où elle a animé les docuséries Ports d’attache, Chacun son île et Tenir salon, qui vient de commencer sa deuxième saison. Je l’ai trouvée super sympathique, capable de mettre à l’aise chaque personne, et je ne savais pas du tout qu’elle était métissée, née d’un père haïtien et d’une mère québécoise, parce qu’elle est plutôt blanche. Ses parents se sont rencontrés dans les années 1960 et sont toujours follement amoureux aujourd’hui, un modèle de couple, me dit-elle.

C’est quelque chose que j’aurais su si j’avais regardé la première saison de Tenir salon, car dans le huitième épisode, Sophie Fouron dévoile timidement son rapport ambigu à ses cheveux frisés au salon d’Abisara, qui prône fièrement le cheveu naturel pour les afrodescendants, victimes de traumatismes capillaires dès l’enfance. En échangeant avec elle, j’ai compris que Sophie Fouron n’a pas pu beaucoup explorer ou exposer sa part haïtienne dans sa vie. Notamment parce qu’elle a la peau claire et parle québécois.

C’est en regardant les quatre premiers épisodes de la deuxième saison de Tenir salon que je suis tombée à la renverse devant ce qu’elle m’a décrit comme une « série socio-capillaire pour favoriser un vivre-ensemble qui a de l’allure ».

Mais comment ai-je pu passer à côté de ce bijou ? C’est la chose la plus pertinente que j’ai pu voir à la télé sur le Québec d’aujourd’hui depuis des lustres. J’ai ri, j’ai pleuré, je suis allée dans des coins où je ne vais jamais, j’ai découvert des gens formidables, bref, j’ai adoré ce que j’ai vu là-dedans.

Le concept est simple, et génial : on découvre les communautés culturelles en faisant un détour par leurs salons de coiffure, là où toutes les langues se délient. Quoi de plus universel que notre obsession des cheveux ? Même les chauves vont chez le barbier. Et dans chaque épisode, Sophie réunit les parents, amis et habitués des propriétaires de salon. Vous n’aurez jamais entendu à la télé autant de gens parlant un québécois mâtiné d’accents provenant des quatre coins du monde.

C’est l’un des aspects les plus émouvants de Tenir salon, à un moment où on s’inquiète beaucoup pour l’avenir du français au Québec ; ce n’est pas parce que c’est leur deuxième, voire leur troisième langue que les gens ne parlent pas français, et leurs accents varient au gré des provenances et des générations. Le plus beau, c’est qu’on leur tend enfin le micro pour qu’ils se racontent, alors que la plupart du temps, on se contente de le leur brandir sous le nez juste quand il y a une crise. Et d’un autre côté, on est loin ici de cette tendance gnangnan à vouloir « éduquer » le téléspectateur, forcément épais et fermé : on l’invite plutôt à prendre place dans le fauteuil d’un salon de coiffure où on jase.

Ce souci d’intelligence vient peut-être d’une quête personnelle de Sophie Fouron, plutôt discrète, qui a très peu entendu parler de racisme chez elle. « Mais on aurait peut-être dû en parler », pense-t-elle, car elle comprend aujourd’hui que ses parents l’ont probablement vécu en formant ce couple différent à leur époque, mais qu’ils ont préféré protéger leurs trois enfants.

J’étais persuadée que Tenir salon était une adaptation provenant de l’étranger, mais c’est un concept original de Sophie Fouron, qui lui est apparu dans les salons de coiffure qu’elle devait fréquenter un peu partout dans le monde pour ses émissions où elle voyageait beaucoup.

Je lui ai fortement suggéré de vendre son concept ailleurs, parce que ça pourrait faire un tabac n’importe où.

Dès le premier épisode, j’ai craqué pour Waldys, coiffeur d’origine cubaine, au Québec depuis 11 ans, qui tient son commerce à Laval. Il en a bavé pour réaliser son rêve et chacun de ses amis cubains a son parcours. L’un d’eux a choisi le Québec parce qu’il est difficile d’être gai à Cuba, l’autre a atterri au Saguenay dès son arrivée, et affectionne beaucoup l’expression « flambant neuf » quand il finit la tête d’un client. Waldys a conservé dans son sous-sol ce vieux sofa qui était son seul meuble quand il s’est installé au Québec, et sur lequel il a pleuré souvent. Et on pleure avec lui, comme avec Zabi, coiffeur afghan, qui raconte son parcours de réfugié. Lorsqu’il chante avec frères et amis, l’émotion monte, on sent le traumatisme de la guerre dans tous les regards, et on comprend combien nous n’avons pas idée des épreuves qu’ont dû surmonter beaucoup de nos compatriotes pour être avec nous.

Heureusement, on rit beaucoup aussi, parce qu’il y a beaucoup d’anecdotes hilarantes de salon dans cette série. Je suis allée me taper toute la première saison pour découvrir Clermathe, Cesare, Borey, Walid, Hilda… J’en prendrais toujours plus, comme un sac de chips, et Sophie m’annonce en primeur qu’il y aura une troisième saison.

Tant mieux, parce que Tenir salon nous fait comprendre que nous sommes tous à un cheveu de nous comprendre.

Tenir salon, sur TV5, les mardis à 20 h