Malgré la réouverture des salles de spectacles le 7 février, des artistes ont l’impression d’avoir été laissés pour compte depuis le début de la pandémie. Le Collectif Arts vivants essentiels fait circuler une pétition pour que les salles de spectacles et les théâtres restent ouverts. Discussion avec le directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous, Olivier Kemeid.

Marc Cassivi : Je me demandais si tu pouvais me faire un bilan de l’effet de la pandémie sur les arts de la scène depuis deux ans…

Olivier Kemeid : Ce n’est pas une petite commande !

M. C. : C’est un vaste programme. Je remarque qu’il y a pas mal de grogne en ce moment, une sorte de ras-le-bol et que, notamment dans le milieu du théâtre, il y en a qui en appellent presque à la désobéissance civile. Où en es-tu dans tes propres réflexions ?

O. K. : Ça a changé depuis l’annonce de l’ouverture du 7 février. Je faisais partie de la grogne et des grognons ! La fermeture brutale des salles avant la période des Fêtes nous a poussés dans nos retranchements. Et au retour des Fêtes, l’absence de calendrier a fait en sorte que ce n’était plus possible. Il commençait à y avoir une partie du milieu qui envisageait des protestations. On avait des camarades qui revenaient de Paris ou de Bruxelles. Moi-même, je suis allé voir un show du Théâtre d’Aujourd’hui qui jouait à la Colline [à Paris]. On a été très admiratifs et impressionnés par le combat du milieu théâtral à Bruxelles. Les salles ont été fermées par le gouvernement, et je pense qu’ils étaient des milliers dans la rue à protester avant que l’équivalent de la Cour suprême renverse la décision du gouvernement et ordonne l’ouverture des salles.

M. C. : Ça vous a inspirés…

O. K. : C’est devenu un sujet social. Nos camarades là-bas n’avaient pas peur de revendiquer la dimension essentielle du théâtre. C’est toujours une crainte au Québec. On a peur de péter plus haut que le trou. Évidemment, le but, ce n’est pas de dire qu’on est plus importants que les enfants malades ! C’est juste de rappeler qu’on n’est pas un club de philatélie. La grogne montait en puissance. On a chacun nos gouttes qui font déborder le vase. Moi, je t’avoue que c’est la veille de l’annonce de Legault la semaine dernière, alors qu’on parlait de la réouverture des restaurants. J’entends parler d’une conférence de presse de la ministre [Nathalie] Roy, que je trouve sur sa page Facebook. Elle est avec la mairesse et se réjouit d’une super belle annonce pour le milieu culturel. Je suis excité parce que je suis un naïf… Et elle annonce la préservation du Quartier chinois. C’est une très bonne chose, tu m’entends bien. C’est juste que pour moi, c’était la goutte. Et j’entendais une partie du milieu dire : « Bof, plus rien n’est étonnant de la part de cette ministre et de ce gouvernement. »

M. C. : On était plusieurs à ce moment-là à constater qu’il n’y aurait aucune logique à ouvrir les restaurants, l’info qui avait d’abord été coulée aux médias, et à ne pas ouvrir les salles de spectacles…

O. K. : Il n’y a aucune logique. J’ai toujours milité pour un calendrier. Ce n’est pas à moi de dire qu’il faut ouvrir le 2 janvier comme certains le réclamaient. Je n’ai pas ces compétences. Et même si c’est vrai que j’ai perdu un peu confiance envers le gouvernement, je fais confiance aux médecins. Quand je vois les médecins capoter, j’ai envie de les écouter. Donnez-nous juste une idée d’avance du calendrier. Comme ce que fait Doug Ford en Ontario. C’est rendu grave quand Doug Ford semble avoir une sensibilité culturelle plus forte que celle de François Legault ! La grogne s’est rendue à ses oreilles. On sent qu’il est sensible à ça. Dès le lendemain, il y a eu cette annonce, beaucoup plus tôt que prévu d’ailleurs, et il a fini par dire que ce serait le 7 février. Ça a calmé une certaine grogne, dont la mienne. Calmer ne veut pas dire éteindre. Ma salle va être vide pendant des semaines et ça me fend le cœur. Si j’avais eu un calendrier, j’aurais pu prévoir un show avant six semaines. Ce qui se trame et qui est tout à fait légitime, c’est de dire : nous, on ne refermera pas. Ou alors si on referme, ce sera de notre propre chef parce qu’il y a une éclosion dans une équipe. Laissez-nous gérer ça, mais refermer nous apparaît impensable.

M. C. : Je vois quand même là un danger de s’aliéner une partie du public. On ne reprochera pas à des artistes d’être rebelles, mais certains diront : nous aussi, on fait des sacrifices, on écoute la Santé publique, on écoute les médecins, mais on ne décide pas tout d’un coup qu’on n’écoute plus. Qu’en penses-tu ?

O. K. : Ça dépend du contexte. Si les morts s’empilent et qu’on est devant l’effondrement du système hospitalier, on va comprendre. Mais si c’est encore une espèce de lubie du gouvernement, j’oserais dire symbolique, c’est-à-dire que si pour le gouvernement, ce qu’on fait est de l’ordre d’un rassemblement dans une salle de spectacles, on ne comprendra pas. On a beau leur dire que ça n’a rien à voir avec un rassemblement spontané de camionneurs et que les salles sont des endroits sécuritaires, ils ne l’entendent pas. L’autre chose, c’est que notre ministre de la Culture vient davantage du milieu télévisuel et que les tournages n’ont jamais cessé. Pour ce gouvernement, les artistes qui ont une certaine valeur, c’est-à-dire qui passent à la télé, travaillent. C’est sorti peut-être maladroitement – mais les mots ont un sens – de la bouche du DBoileau : c’est « un divertissement », et donc ça peut attendre.

M. C. : Le gouvernement considère la télé comme un service essentiel, et les arts de la scène comme un divertissement…

O. K. : C’est ça qui est blessant. On se sent en queue de peloton. La ministre n’était pas aux côtés de Legault pour les annonces. Quand on a rouvert, je ne l’ai pas vue dans les salles de théâtre. Il y a tout un poids symbolique qui est manquant. Elle a un peu corrigé le tir, Nathalie Roy, en disant que c’était maladroit, qu’elle ne considère pas ça comme du divertissement, que c’est l’âme d’un peuple. On voit qu’elle n’a pas eu le choix quand même de faire du damage control. Je dirais que notre combat, c’est aussi de rappeler la dimension essentielle de ce qu’on fait. En ce sens-là, je pense qu’on a l’appui d’une bonne partie de la population, qui est aussi consciente que ça fait deux ans qu’on l’a dans le dash. Avec les restaurateurs, on est parmi les milieux qui ont le plus écopé. Évidemment, on ne fera pas la hiérarchie des malheurs et jamais j’oserais comparer ce qu’on vit à ce que peut vivre le personnel de la santé. Mais tout de même, le secteur du spectacle vivant en a mangé toute une. La grogne vient aussi du fait que ça a tellement creusé des inégalités. Ceux qui travaillaient beaucoup comme comédiens, en doublage, en télé, au cinéma, sont passés à travers la crise correctement. Et ceux qui ne travaillaient pas beaucoup travaillent encore moins.

M. C. : Je suis sans doute plus cynique que toi, mais je me demande parfois s’il n’y a pas quelque chose de carrément stratégique chez ce gouvernement à laisser entendre que les arts de la scène ne sont pas une priorité. Parce que c’est probablement ce que pense la base de son électorat.

O. K. : C’est possible. J’ai tellement refusé, non pas de politiser – parce que tout est politique –, mais d’embarquer dans une partisanerie en m’adressant à la ministre « caquiste » Nathalie Roy. Pour moi, c’est le gouvernement. Il a été démocratiquement élu. C’est complexe, parce qu’il n’est pas complètement insensible à la culture. On le voit dans le rapport de François Legault à la littérature. Nathalie Roy, soit elle n’a pas son oreille, soit le cabinet ne donne pas de poids au ministère de la Culture. On sent toute la difficulté de mettre ça à l’agenda. Mais tu as raison que ça n’a clairement pas été une priorité. C’est indéniable. Est-ce qu’un autre gouvernement plus sensible à la culture aurait fait les choses différemment ? Sans doute. D’ailleurs, au fédéral, les aides envers les artistes ont été un peu plus rapides. C’était étonnant. Ou peut-être pas si étonnant… [rires]

M. C. : En ce moment, le Collectif des Arts vivants essentiels demande ni plus ni moins une permanence des spectacles. Certains diront qu’on reproche aux camionneurs d’être intransigeants, de seulement penser à leur liberté, alors pourquoi faudrait-il faire une exception pour les artistes ? Ça peut être récupéré facilement par la droite.

O. K. : Oui, ça peut être glissant. Il y a des associations professionnelles qui reprochent à ces artistes de créer de la bisbille et de ne pas parler d’une seule voix. Parce que stratégiquement, il faut avoir une voix unanime. Mais en même temps, ce n’est pas sain en démocratie de n’avoir qu’une voix. Les artistes se sont tellement sentis laissés pour compte. Il n’y a pas eu beaucoup de dialogues, et les dialogues sont passés par les institutions et les associations professionnelles. C’est normal. Moi, j’ai la chance, via le Quat’Sous, d’être un peu plus au courant. J’essaie de transmettre l’information. Mais quand t’es un comédien chez toi, c’est tellement dur d’avoir de l’info. L’argent est donné aux institutions, donc après, pour faire ruisseler ça aux artistes, c’est complexe et c’est long. Ça a créé de la frustration vraiment compréhensible. Il y a une grogne qui est saine. Chez les jeunes, ce n’est plus de la grogne, c’est du désespoir. Ils sortent de l’école, ils déposent un projet et ils ont l’impression qu’on va avoir colonisé Mars avant qu’il se réalise tellement c’est loin, 2025.