Il y a le droit et les décisions judiciaires. Puis, il y a l’opinion publique et le tribunal populaire, qui pèsent parfois plus lourd que les textes de loi et la jurisprudence.

Jérémy Gabriel et sa mère Sylvie Gabriel ont intenté des poursuites distinctes en responsabilité civile contre Mike Ward, respectivement à la Cour supérieure et à la Cour du Québec. Ils réclament des dommages totalisant 372 600 $ pour « l’effet destructeur » qu’ont eu des blagues de l’humoriste sur eux.

Lorsque la Cour suprême a donné raison à Mike Ward l’automne dernier, dans le litige qui l’opposait depuis des années à Jérémy Gabriel, elle a conclu que, malgré le fait que les blagues de l’humoriste étaient « répugnantes », elles n’étaient pas discriminatoires au sens où l’entendent les chartes québécoise et canadienne.

« Le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation » (en italiques dans le jugement), ont rappelé les cinq juges de la majorité. Ils ont conclu, en somme, qu’il aurait été plus avisé pour Jérémy Gabriel de porter cette affaire devant un tribunal de droit commun dans une poursuite en diffamation plutôt que devant un tribunal administratif pour des motifs de discrimination.

Jérémy Gabriel a décidé de les prendre au mot.

On a vu des poursuites beaucoup plus frivoles, s’appuyant sur des bases bien moins solides. On ne peut s’empêcher pourtant de se demander s’il s’agit d’une bonne idée.

Pourquoi s’infliger un nouveau processus judiciaire qui pourrait s’éterniser (à forts frais), sans plus de garantie d’avoir gain de cause ? Pourquoi se soumettre à davantage de vindicte populaire, notamment de la part de certains admirateurs de Mike Ward, pas tous reconnus pour leur politesse, leur sagacité et leur entregent ?

L’avocat de Ward, MJulius Grey, plaide que ces nouvelles poursuites constituent de « l’acharnement » et que les délais de prescription en matière de diffamation sont échus. Qu’il ait raison ou pas, certains reprochent déjà à Jérémy Gabriel une forme d’acharnement à prolonger cette affaire. Ce qui est cruellement ironique.

Dans son spectacle Mike Ward s’eXpose, l’humoriste s’est moqué – pendant trois ans et quelque 230 représentations – du handicap de Jérémy Gabriel, né prématurément et atteint du syndrome de Treacher-Collins, à l’origine de ses malformations et d’une surdité grave.

Ward a notamment déclaré que la maladie de Gabriel, c’était : « Y’est lette ! », et qu’il avait essayé de le noyer, mais qu’il n’était « pas tuable ». Ces blagues ont été reprises en format DVD et dans des capsules web populaires. Jérémy Gabriel, qui avait 13 ans à l’époque du spectacle, a été la cible de moqueries, a souffert de détresse psychologique et a songé au suicide.

D’un strict point de vue juridique, Jérémy Gabriel a toutes les raisons de poursuivre aujourd’hui Mike Ward en diffamation. « La liberté d’expression ne saurait conférer à l’artiste un degré de protection supérieur à celui de ses concitoyens », a tranché la Cour suprême, en précisant que la liberté artistique n’était « pas une catégorie à part entière, dont le statut serait supérieur à celui de la liberté d’expression générale ».

En revanche, si j’étais dans l’entourage de Jérémy Gabriel, j’aurais tenté de le dissuader d’emprunter de nouveau la voie judiciaire. Parce qu’il a beaucoup à perdre. En ne lâchant pas le morceau, Gabriel fait en quelque sorte durer le supplice, de son propre chef.

Cette poursuite risque d’être contre-productive, voire de faire passer, dans la psyché collective, Mike Ward pour une victime. Alors que la victime dans cette affaire est et a toujours été Jérémy Gabriel. Dans la cour d’école, à l’adolescence, des élèves l’insultaient et répétaient les blagues de Ward. Il en subit encore aujourd’hui les conséquences psychologiques.

Je devine déjà la teneur du courrier que me vaudra cette chronique. Des insultes d’admirateurs de Mike Ward qui n’acceptent aucune critique visant leur pasionaria locale de la liberté d’expression. Et des compliments de la part de gens qui n’ont jamais vu Ward sur scène ni écouté un épisode de son émission balado, mais qui décrètent néanmoins avec autorité qu’il est insignifiant, méprisable et sans talent.

Les blagues de Mike Ward sur Jérémy Gabriel, sur lequel il s’est, lui, acharné beaucoup trop longtemps, étaient « répugnantes », comme l’a souligné la Cour suprême. Il n’en demeure pas moins que Ward est l’un des humoristes les plus talentueux du Québec. Lorsqu’il ne perd pas son temps à jouer aux martyrs, il excelle à faire rire, avec un humour noir et grinçant diablement efficace. Si son humour n’est pas du goût de tous, il est souvent du mien.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRECHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Mike Ward

On l’accordera toutefois à ses détracteurs : Mike Ward manque parfois de jugement, de nuance et de discernement. Dans son admiration de personnages controversés ou ses réflexes de nouveau riche, par exemple. La charité n’est pas un programme social. Même quand on se prend pour la Mère Teresa d’Hochelaga.

J’ai beau compatir avec Jérémy Gabriel, il me semble qu’il aurait été mieux d’en rester là, à cette décision partagée de la Cour suprême. Parce que Mike Ward est teigneux, qu’une partie de son public l’est tout autant, et que le coût de ce nouveau procès – s’il a lieu – risque de surpasser les bienfaits pour la réputation et la santé mentale de Gabriel.

Mais qui suis-je, qui sommes-nous tous, pour dire à un jeune homme qui a souffert qu’il a tort de faire valoir ses droits ?