Le plus récent numéro du magazine littéraire LQ, consacré à l’essai au Québec, est arrivé au bon moment. Je suis justement dans une passe de lecture d’essais, après des mois à lire de la fiction, comme c’est toujours le cas après la rentrée littéraire.

Dirigé par Annabelle Moreau et Mélikah Abdelmoumen, qui vient de succéder à Mme Moreau à la tête de la revue, le numéro pose cette question énorme : écrivons-nous pour changer le monde ? Changer notre regard, c’est un peu changer le monde, finalement. On n’y trouve pas une définition stricte du genre, mais des textes très différents les uns des autres, où l’on essaie de parler de l’essai, en quelque sorte, et qui nous font surtout prendre conscience qu’une nouvelle génération d’essayistes grandit au Québec. Aux auteurs établis que sont Yvon Rivard, France Théoret, Pascale Navarro, Martine Delvaux ou Serge Bouchard, s’ajoutent aujourd’hui les Dalie Giroux, Mathieu Bélisle, Rosa Pires, Frédérique Bernier, Étienne Beaulieu ou Maïka Sondarjee.

Inutile de chercher une définition, j’aime le mot « essai », qui à mon avis dit déjà tout.

J’apprécie précisément ceux qui veulent aller quelque part, qui admettent des doutes et prennent le temps de décortiquer la complexité de certains enjeux sur lesquels on tweete et commente sans prendre du recul, mais qui se font aussi plaisir dans l’écriture.

Il n’y a pas beaucoup d’intérêt à lire un essai ennuyeux, quand bien même serait-il très pertinent (la lectrice de fiction ici fait sa difficile). J’aime aussi voir la démonstration d’une pensée en mouvement, qui n’est pas figée, qui ne fait pas dans l’autopromotion nombriliste ou idéologique. Fiction et essai ont en commun de nous faire voir le monde autrement, et il est rassurant de voir le témoin se passer entre les générations pour penser notre passé, notre présent et notre avenir.

La claque que j’ai reçue en lisant L’œil du maître, de Dalie Giroux, me chauffe encore la joue, et Pompières et pyromanes, de Martine Delvaux, n’a pas refroidi mes ardeurs, puisque j’en redemande. Si vous cherchez des cadeaux ou des lectures pour le temps des Fêtes, je vous piste ici vers quelques titres qui, à mon avis, soutiendront vos réflexions, comme un bon gros gin nous aide à passer au travers du réveillon (ou de la cinquième vague).

L’habitude des ruines

L’habitude des ruines

Lux

208 pages

Ça commence avec L’habitude des ruines – Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, de Marie-Hélène Voyer. On dirait une psychanalyse de la destruction de notre patrimoine, qui n’est pas la seule faute des pouvoirs en place. Car pourquoi s’échine-t-on à détruire du sens comme des forcenés chez nous ? À propos de ces néo-manoirs qui pullulent sur le territoire, l’auteure constate ceci : « On rase des paysages agricoles ancestraux, on démolit des maisons patrimoniales authentiques, des traces précieuses et irremplaçables de notre histoire, tout cela pour construire du neuf qui mime l’ancien ; on démolit notre patrimoine architectural, symbole de nos origines, mais surtout témoignage de l’inventivité de nos aïeux en matière d’adaptation aux rigueurs du territoire, pour construire du neuf qui mime l’ailleurs. Ces néo-manoirs ne sont pas de simples maisons, ce sont des crises identitaires. Il faut de toute évidence être habité par une forme de honte de soi et de hantise du passé pour en venir à habiter de tels pastiches dans leur écrin de fausses pierres. »

C’est furieusement bien écrit et bourré de références littéraires qui soulignent le propos. Marie-Hélène Voyer met des mots sur des horreurs architecturales, des décisions aberrantes et une amnésie collective presque suicidaire. J’ai ri à plusieurs endroits, alors que c’est vraiment à pleurer.

Du diesel dans les veines – La saga des camionneurs du Nord

Du diesel dans les veines – La saga des camionneurs du Nord

Lux

213 pages

L’essai de Voyer est publié par la maison d’édition Lux, qui vient d’être récompensée par les prix du Gouverneur général et Pierre-Vadeboncœur pour Du diesel dans les veines – La saga des camionneurs du Nord, ultime livre du très regretté Serge Bouchard, qui est en fait sa thèse de doctorat remaniée par l’éditeur Mark Fortier. J’avoue ne pas m’être précipitée sur ce titre quand il est sorti, car les gros chars et moi (je ne sais pas conduire), ça fait deux. Or, c’est toute une faune et une culture que l’on découvre ici dans le regard curieux et brillant de l’anthropologue, qui est allé à la rencontre d’hommes et de femmes transformés dans ce livre en personnages hauts en couleur. C’est aussi un privilège d’observer comment la « manière Bouchard » est née. J’en suis sortie avec un grand respect pour ces gens qui sillonnaient nos routes dans les années 1970.

Le féminisme pop

Le féminisme pop

Les éditions du remue-ménage

321 pages

Si vous êtes parfois déstabilisées par des représentations féministes qui ne cadrent pas dans votre idée du féminisme, je vous recommande fortement de lire Le féminisme pop, de Sandrine Galand (Les éditions du remue-ménage). C’est que d’abord, Sandrine Galand s’assume et se fait plaisir : elle aime la culture pop. Vous n’êtes pas certains que Beyoncé aide la cause quand elle pose devant le mot feminist en lettres de feu ? Vous vous demandez si le combat est exploité par la société du spectacle juste pour vendre des t-shirts ? Alors ce livre est pour vous, car Galand ne met pas de frontières entre la récupération, la promotion et l’incidence évidente des prises de position des stars, entre autres parce qu’elle s’appuie sur sa propre expérience comme adolescente, fan ou professeure.

Filles corsaires — Écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké

Filles corsaires — Écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké

Liberté et remue-ménage

112 pages

À l’autre bout du spectre, mais pas à l’opposé, il y a le fascinant Filles corsaires — Écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké, de Camille Toffoli, cofondatrice de la librairie féministe L’Euguélionne. Dans ce recueil de textes, nous sommes plutôt sur la terre ferme, dans des réflexions qui interrogent les rapports de pouvoir dans le monde ordinaire, du festival western de Saint-Tite aux restaurants de déjeuners en passant par ce qu’on appelle les « p’tites madames ». Camille Toffoli confronte les théories universitaires et les soumet à l’épreuve du réel ; c’est ce qui fait toute sa force. Voilà justement une pensée féministe en mouvement (et Toffoli se promène beaucoup) qui cherche à s’affranchir des cadres, et qui porte en son sein un souci des classes sociales. « La posture que j’adopte ici est inconfortable, fondée sur des nuances subtiles, mais la place privilégiée que nous occupons — moi, mes collègues et amies, la majorité des universitaires — exige justement que nous explorions cette zone d’inconfort ; celle qui consiste à regarder par la fenêtre, pour tenter de comprendre ce qui se passe de l’autre côté, mais également pour y voir notre reflet sur la vitre et prendre conscience de nos contradictions. » Bref, j’ai adoré.

Les racistes n’ont jamais vu la mer

Les racistes n’ont jamais vu la mer

Mémoire d’encrier

293 pages

Chez Mémoire d’encrier, j’ai été marquée par Shushei au pays des Innus, de José Mailhot, qui s’est éteinte en mai dernier. Ce livre sobre et humble, préfacé par son collègue Serge Bouchard, dans lequel elle raconte sa vie d’anthropologue auprès des Innus, nous fait comprendre beaucoup de choses, entre autres à quel point le sujet autochtone ne passionnait pas grand monde à son époque, ce qui la rend d’autant plus formidable dans son engagement — José Mailhot a conçu le premier dictionnaire français-innu et contribué à la mise au monde de l’incontournable Je suis une maudite Sauvagesse, d’An Antane Kapesh. Enfin, les éditeurs de Mémoire d’encrier Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban ont mis leurs tripes sur la table en publiant une correspondance, Les racistes n’ont jamais vu la mer, dans lequel personne ne peut se sentir attaqué tellement le sujet du racisme est abordé d’un point de vue humain, sensible et personnel, mais qui n’en demeure pas moins frontal quand ils en parlent. C’est bouleversant, comme un immense cadeau qu’ils nous ont fait là, et je pense bien l’offrir autour de moi dans le temps des Fêtes.

Peu importe son degré de fatigue ou de découragement en ce moment, on peut au moins se consoler avec une chose : la pensée se porte bien au Québec, quoi qu’on en dise.