Ce qui est en train de se passer avec la salle de spectacle La Tulipe est un festival d’aberrations et d’illogisme.

Depuis mardi, les médias se sont emparés de cette affaire qui oppose l’ancien Théâtre des Variétés de Gilles Latulippe et un voisin qui, après être devenu propriétaire des locaux adjacents à la salle où sont offerts divers évènements musicaux, se plaint du bruit à répétition.

Claude Larivée, président-directeur général de La Tribu et actuel propriétaire de ce théâtre, n’en peut plus de vivre cette situation qui prend sa source dans une erreur administrative commise en 2016 lorsque l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal a permis la conversion de cet espace, qui avait une vocation commerciale, en usage résidentiel.

Luc Rabouin, maire de l’arrondissement, a reconnu cette bévue mercredi lors d’un point de presse. En effet, dans un document publié par la Ville de Montréal, lors des travaux réalisés par le propriétaire à l’été 2016, dont j’ai obtenu copie, il est clairement dit que « le permis n’aurait dû être délivré puisque le logement est adjacent à une salle de spectacle » et qu’une lettre sera envoyée au propriétaire « l’avisant de ce fait ».

Erreur ou pas, commercial ou résidentiel, il me semble que lorsque tu veux vivre, manger et dormir dans un appartement qui est collé à une salle de spectacle, tu devrais savoir qu’il y aura du bruit. Beaucoup de bruit.

Le propriétaire voisin de La Tulipe, qui multiplie les plaintes auprès de la police depuis deux ans, savait exactement ce qu’il allait vivre. Mais au lieu de chercher un appartement ailleurs dans la ville, il s’est installé à cet endroit et exige aujourd’hui d’avoir la paix comme s’il vivait en banlieue.

Cet homme a acheté l’ancien entrepôt dont se servait Gilles Latulippe pour y entreposer ses décors et ses costumes (l’endroit est évidemment situé juste à côté de la scène de La Tulipe) et il s’attend à entendre le son des criquets au coucher du soleil.

L’autre aberration dans cette affaire, c’est que ses appels à la police sont entendus. Des agents débarquent régulièrement à La Tulipe pendant les spectacles et tapent sur l’épaule des sonorisateurs pour faire baisser le volume.

Exigeons de Pierre Lapointe ou Dumas qu’ils s’accompagnent à l’ukulélé et sans micro tant qu’à y être.

Cette histoire invraisemblable nous replonge une fois de plus dans la réalité de la vie nocturne à Montréal. La métropole, qui a longtemps été moins sage qu’aujourd’hui, atteint un bon équilibre entre « nightlife » et tranquillité de vie.

Les zones qui rassemblent les bars et les théâtres sont bien délimitées et sont facilement identifiables. Bref, si tu veux avoir la paix, ne va pas t’installer dans le Village gai ou sur le boulevard Saint-Laurent.

Mais il arrive quand même que des voix s’élèvent pour se plaindre et réclamer plus de calme. L’exemple le plus récent est le Divan Orange qui, victime de plaintes à répétition de la part d’une locataire qui vivait au-dessus, a dû se résoudre à fermer ses portes en 2018. Malgré une aide financière de la Ville de Montréal pour insonoriser le local, le petit bar qui a accueilli de nombreux artistes pendant une douzaine d’années n’est plus qu’un souvenir.

Cette fermeture a été précédée par celle de l’Inspecteur Épingle, un bar de la rue Saint-Hubert, antre de Plume Latraverse et de nombreux artistes. Confronté à une vive concurrence et à des contraventions à la pelle, le propriétaire a mis la clef sous la porte en 2016.

Les fidèles de La Tulipe craignent maintenant que le même sort frappe ce théâtre devenu célèbre, entre autres, pour ses soirées C’est extra, qui permettent à toutes les générations de danser sans complexe sur des chansons de Dalida ou de Claude François.

Pendant que les propriétaires de La Tulipe accumulent les amendes et les constats d’infraction, le voisin a déposé une demande d’injonction qui doit être entendue les 21, 22 et 23 décembre. Le juge pourrait-il décider que La Tulipe cesse ses activités ?

Le hic, c’est que cette salle de spectacle, fondée en 1913, ne peut pas être autre chose… qu’une salle de spectacle. Classé monument patrimonial par le ministère de la Culture, le lieu est voué à une vocation liée au divertissement.

Voyez-vous dans quelle extraordinaire impasse se trouvent les propriétaires de La Tulipe ?

Jean Hétu, professeur spécialisé en droit municipal à l’Université de Montréal, pense que le juge regardera de très près l’erreur du fonctionnaire qui a accordé un permis afin de transformer les lieux en appartements résidentiels. Un employé de la Ville n’a pas le pouvoir de modifier un règlement municipal.

Est-ce qu’on forcera une cohabitation entre les deux parties ? Pourrait-on révoquer le statut résidentiel accordé par erreur à l’ancien entrepôt ? Ces questions seront débattues la semaine prochaine au nom de la protection de ce théâtre qui accueille les rires et les bravos du public depuis plus d’un siècle.

Je me demande bien d’ailleurs ce que Gilles Latulippe, inoubliable interprète de Symphorien (qui va bientôt revivre à la scène), penserait de toute cette affaire. Sans doute qu’il dirait que, même dans les sketchs les plus loufoques que lui écrivait Marcel Gamache, il n’aurait pu imaginer un tel scénario.