Si j’étais riche, j’aurais plusieurs toiles de la série « bleu, blanc, rouge » de Serge Lemoyne, qui a inscrit pour toujours les couleurs du Canadien de Montréal dans l’art contemporain.

Serge Lemoyne est le premier nom d’un artiste québécois que j’ai retenu dans ma vie, lorsque j’ai vu ses toiles saisissantes où il voulait marier l’art et le hockey, dans le pur esprit du pop art. Ce sport était pour lui un phénomène qui réunissait toutes les classes sociales, « cols bleus, blancs, rouges et frères du Sacré-Cœur », disait-il en 1972.

J’étais déjà vendue à l’idée d’une grande rétrospective de Lemoyne – il était plus que temps – et je souris à l’idée que ce soit dans le fief des Nordiques que ça se passe, au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), avec l’exposition Lemoyne – Hors jeu.

Mais j’avais une raison supplémentaire de m’y rendre avec mon chum : ma belle-mère, Jocelyne Lepage, a signé son dernier texte professionnel dans le catalogue de l’exposition quelques semaines avant sa mort. Ce n’est pas sans émotion que nous l’avons lu et avons appris que sa première critique d’une expo dans un journal étudiant portait sur… Serge Lemoyne.

Quand elle est devenue critique d’art à La Presse, elle n’a pas été bien reçue au début par le milieu. Mais on comprend mieux son parti pris pour la démocratisation de l’art quand on sait que son premier chum a été nul autre que Serge Lemoyne. Je l’ai bombardée de questions pendant des années. La tonne d’anecdotes qu’elle a pu nous raconter sur lui ! À commencer par le fait que ses parents voyaient d’un très mauvais œil que leur fille soit amoureuse d’un artiste flyé (nous étions au début des années 1960) qui avait été expulsé de l’École des beaux-arts. Et comment la petite bande de Lemoyne faisait les quatre cents coups, entre autres avec le Baron Philippe, qui portait des jupes et se rendait à l’église montrer ses fesses en se penchant !

Nous l’avons vue feuilleter les cahiers de jeunesse de Lemoyne prêtés par François Gauthier, grand spécialiste de l’artiste. « Il était donc bien obsédé par l’idée qu’on couche ensemble ! », nous disait-elle, ce qui nous faisait rigoler parce que Lemoyne n’aura été que son premier amant pendant cette décennie où la libération sexuelle allait tout changer.

En tant que membre de la génération X qui a vécu la psychose du sida et la déprime post-référendaire, je serai éternellement jalouse de cette génération-là qui était en révolution permanente dans tous les domaines, en même temps que la fièvre souverainiste montait et que le CH gagnait des Coupes Stanley.

Il y a tout ça chez Serge Lemoyne, et c’est un scandale qu’un artiste de sa trempe, qui a tant voulu décloisonner l’art et l’amener au plus près du peuple, soit si peu connu du grand public.

Parce que Lemoyne n’est pas qu’un original ayant eu un bon flash avec son cycle « Bleu, blanc, rouge » qui aura duré 10 ans (de 1969 à 1979), au cours duquel il invitait les visiteurs à des slap shots de peinture ou des parties de hockey sur table ; c’est un artiste d’une grande cohérence dont la production s’étale sur quatre décennies, ce que l’expo Lemoyne – Hors jeu démontre de façon magistrale.

PHOTO YAN DOUBLET, LE SOLEIL

La toile Dryden de Serge Lemoyne

Quelque chose ne s’est pas passé avec Lemoyne que je ne m’explique pas. Pourquoi n’est-il pas devenu un artiste culte ? C’est que les institutions, qu’il n’a pas cessé de vouloir bousculer, ne bougent pas très vite, me fait comprendre Eve-Lyne Beaudry, commissaire de l’exposition. « On est encore sous l’effet des Borduas, Ferron et Riopelle, note-t-elle. Au bac en histoire de l’art, on ne fait qu’effleurer Lemoyne. L’histoire de l’art contemporain au Québec est très peu enseignée, en fait. »

Ce n’est peut-être pas pour rien qu’il a fait une expo en 1984 intitulée Le triste sort réservé aux originaux

Il faut dire que cet adepte des happenings et des œuvres éphémères a vu disparaître plusieurs œuvres de sa production, jusqu’à sa célèbre maison-musée d’Acton Vale, au cœur d’une saga judiciaire avec la Ville, détruite par un incendie d’origine criminelle.

Jocelyne nous racontait que ses parents avaient gardé pendant quelques années des œuvres de Lemoyne entreposées dans leur cave, pour finalement les jeter à la poubelle, parce qu’il ne venait pas les chercher. C’est dire combien l’organisation d’une telle expo représentait un défi de taille, car pour réunir ses œuvres dispersées – plus de 200 ici –, il a fallu l’apport de 37 prêteurs privés et d’une quinzaine d’institutions muséales.

Et si l’expo s’intitule Hors jeu, c’est que cet artiste qui n’a jamais perdu de vue le côté ludique de l’art, qui s’est présenté aux élections sous la bannière du Parti poétique du Québec et du Parti Rhinocéros, a tout remis en question. « Il était sans compromis, dit Eve-Lyne Beaudry. Il remettait en cause les institutions, l’environnement du musée, l’hégémonie de la toile, la fonction de l’art et ce qu’est être un artiste. »

En font foi des objets du quotidien transformés en œuvres, comme une table à repasser ou des patins à roulettes et à lames collés sur une toile, des pans de murs et des portes de sa maison d’Acton Vale repeints et sur lesquels il greffait toutes sortes de trucs. Rajouter une couche sur les murs de la maison familiale, par-dessus la peinture de ses ancêtres, avait un sens patrimonial pour lui.

PHOTO YAN DOUBLET, LE SOLEIL

Intersection jaune sur fond noir (1982)

Le côté brillant de cette exposition est de commencer par le plus connu de Lemoyne : ses œuvres sur le hockey. Ce qui se déploie ensuite n’en est que plus impressionnant, notamment la série Cosmos dans une salle noire où l’on peut voir les pigments fluorescents, les œuvres en hommage aux Plasticiens et aux Automatistes (Lemoyne a toujours reconnu sa dette envers ses prédécesseurs), ou Intersection jaune sur fond noir (1982) qui tranchait de façon flamboyante avec la fin de sa période tricolore.

Sur une photo où l’on voit la célèbre toile Dryden en cours de réalisation en 1975, un manifeste orne l’œuvre : « L’art est en permanence une source de perturbation. Rien n’est plus dangereux que la récupération de la culture et de l’art par tout pouvoir quel qu’il soit. » À méditer sérieusement alors que le gouvernement caquiste veut créer des « espaces bleus », et seulement bleus…

Lemoyne – Hors jeu est une exposition magique qui rend justice à un artiste d’une importance capitale dans l’histoire de l’art du Québec. Elle vaut amplement la peine de se déplacer dans l’environnement enchanteur de la Vieille Capitale, afin de réparer tous les rendez-vous manqués. Je sais que Jocelyne aurait adoré.

Le masque de Dryden

PHOTO YAN DOUBLET, LE SOLEIL

Le célèbre masque du gardien de but Ken Dryden

Le Musée national des beaux-arts du Québec a pu obtenir en grande première le célèbre masque du gardien de but Ken Dryden, dont le design a marqué les esprits, et en particulier celui de Serge Lemoyne qui en a fait une toile emblématique. Eve-Lyne Beaudry ne cache pas que cet objet est exposé dans le but de faire déplacer des visiteurs qui ne fréquentent pas forcément les musées (on reste dans l’esprit de l’artiste). On peut ainsi observer les nombreuses cicatrices causées par les lancers de rondelles, ce qui est un privilège, parce que Dryden a souvent refusé de prêter ce masque pour des évènements. On trouve dans le catalogue de l’exposition une entrevue avec le joueur qui raconte n’avoir appris l’existence du tableau de Lemoyne, intitulé Dryden, que des années après sa création en 1975. Et il l’a vu en vrai il y a moins de dix ans seulement, bien après la mort de Lemoyne, au Musée des beaux-arts de Montréal qui l’a acquise en 2000 – c’est d’ailleurs l’une des pièces les plus populaires du musée. « J’ai dû garder mon sang-froid pour m’en approcher et l’examiner comme il faut. C’était assez bouleversant de le voir pour la première fois. »

Est-ce que le CH possède du Lemoyne ?

PHOTO YAN DOUBLET, LE SOLEIL

Toiles de la série « Bleu, blanc, rouge » de Serge Lemoyne

J’ai toujours pensé qu’on devait s’arracher les œuvres de la série « bleu, blanc, rouge » de Lemoyne, en particulier chez les joueurs de hockey qui auraient les moyens d’en acheter. Mais l’organisation du Canadien de Montréal m’a confirmé qu’elle ne possède aucune toile de l’artiste. L’artiste François Gauthier, spécialiste de Lemoyne, m’apprend que Serge Savard a acquis la toile SAVARD 70 et que François-Xavier Seigneur, directeur du marketing du CH, en possède deux. Il a déjà demandé à Guy Lafleur si l’organisation avait des œuvres de Lemoyne. « Il m’a répondu qu’à l’époque, personne n’était au courant qu’un peintre québécois faisait ça. » Mais la série de 1975 avec des numéros de joueurs est très recherchée, dit-il. « Ceux qui les possèdent les gardent. » Il reste une immense œuvre murale sur un mur de béton de la série « Bleu, blanc, rouge » à l’ancienne maison de Radio-Canada. Elle pèse six tonnes et coûtera des milliers de dollars à déplacer ! « Cette très grande œuvre devrait être acquise par le CH », souhaite François Gauthier. Moi aussi.