Je me suis rendue chez l’écrivain Simon Roy, qui habite à Sainte-Thérèse, avec un peu d’angoisse au ventre. Peut-être parce que cette entrevue pourrait être notre dernière.

Simon Roy est atteint d’un cancer du cerveau incurable. Il pouvait me recevoir dans une journée où ses traitements lui laissaient un peu de répit.

Je me dis que le cancer du cerveau doit être une catastrophe pour n’importe qui, mais encore plus particulièrement pour un écrivain. Pour un homme comme Simon, qui aime tant les livres et enseigne la littérature au collège Lionel-Groulx, l’auteur de Ma vie rouge Kubrick (2014), d’Owen Hopkins, Esquire (2016) et maintenant de Fait par un autre, paru cette semaine.

Il a effectivement eu l’impression que son roman avait été « fait par un autre », lorsqu’il a retrouvé son manuscrit, après avoir été frappé par la maladie. Mais le titre colle parfaitement aux thèmes du livre, qui raconte la vie du peintre faussaire Réal Lessard, en même temps que le problème d’identité de Simon Roy, qui s’est déjà appelé Simon Dupuis, nom de son beau-père qu’on lui a imposé malgré sa résistance. « Mais c’était l’époque du patriarcat full pin, il fallait porter le nom de l’homme de la maison », rappelle-t-il. Un traumatisme de sa jeunesse qui lui a procuré un sentiment de fausseté pendant des années.

« What’s in a name ? », se demande-t-il alors, reprenant la phrase de Juliette à Roméo, de la même façon qu’il se questionne sur l’authenticité artistique des œuvres de faussaires qui ont l’« œil absolu », comme d’autres ont l’oreille absolue.

« J’aime ce livre autant que Ma vie rouge Kubrick, peut-être même plus, dit-il. Mais je ne suis pas capable d’en parler comme il le mériterait. Ce que je suis en train de te dire n’est pas à la hauteur de ce que je pense de ce livre. Mais je suis chanceux de te parler. C’est arrivé trois fois que je perde l’usage de la parole. »

Cet aveu me serre la gorge et le cœur, mais tout au long de la conversation, je trouverai l’auteur au contraire très solide. Ce n’est pas la première fois qu’on se parle, et notre premier entretien, pour Ma vie rouge Kubrick, est l’un des plus beaux souvenirs de ma carrière.

Il s’excusera de digresser vers sa mort prochaine, mettra ça sur le compte de sa maladie, qui lui fait perdre le fil, mais comment peut-il éviter ce sujet qui occupe toutes ses pensées ?

Accompagner un livre jusqu’au bout

Simon et sa conjointe, Marianne, nous accueillent dans leur charmante petite maison fraîchement rénovée. Ils venaient de se lancer dans ce projet, comme jeune couple amoureux, lorsque le terrible diagnostic est tombé en février : glioblastome de stade 4. Peu de temps avant, Simon n’était plus capable de lire, il pensait que c’était la fatigue de l’enseignement par Zoom. L’oncologue évalue à environ un an le temps qu’il lui reste à vivre et il a dû être opéré.

« Je me fais des scénarios constamment sur ce qui va arriver après, confie-t-il. Je m’en fais pour Marianne, pour mes enfants. On s’aime comme des fous. Je me dis qu’elle est jeune ; je veux qu’elle se refasse, mais il doit y avoir quelque chose au fond de moi qui n’aime pas l’idée. Parce que ce qu’elle va vivre avec quelqu’un d’autre, c’était notre projet. J’aurais été un bon grand-père, j’aurais aimé être leur coach au soccer… Tous ces projets vont m’échapper. Ça m’empêche d’être bien complètement. »

Marianne, qui ne le quitte pas d’une semelle depuis la maladie, lui dit doucement : « Tu es toujours dans la fiction, même dans l’après-toi. »

Des piles d’exemplaires de Fait par un autre sont dans la cuisine, qu’il signe d’avance, parce que ce serait trop difficile à faire en une seule fois lors de son lancement, le 5 octobre.

On se demande quand même dans ces moments à quoi sert de parler de littérature. Mais Simon me fait comprendre qu’il veut accompagner le destin de son roman, aller à son lancement et au Salon du livre, rencontrer ses lecteurs. « Parce que tu es tout seul dans ton coin quand tu écris. J’espère que ce qui se passe dans ma tête va me donner le droit d’aller au bout de ce possible. »

Alors parlons de Fait par un autre, qui rejoint les obsessions de l’écrivain, écrit dans la même veine que Ma vie rouge Kubrick, l’un des romans les plus saisissants de la dernière décennie, que j’ai distribué avec enthousiasme dans mon entourage. Il y entremêlait sa passion pour le film The Shining, de Stanley Kubrick, et le suicide de sa mère, qui souffrait de graves troubles psychiatriques. Son deuxième roman, Owen Hopkins, Esquire, inspiré par son père biologique mythomane, avait été moins bien reçu par la critique.

Le vrai, le faux, le réel et la fiction, les thématiques du double et de la duplicité, ont toujours été la tasse de thé de Simon Roy.

Stephen King dit que ça prend une collision entre deux histoires pour écrire. Tant que je m’intéressais seulement à Réal Lessard, le livre était impubliable. Il lui manquait la partie personnelle, ancrée dans ma vie, qui est marquée par le mensonge et l’imposture.

Simon Roy

Fait par un autre, c’est la collision entre ses questionnements sur l’art et sur lui-même, face à un faussaire québécois, Réal Lessard, qui a écrit un livre, L’amour du faux, et été reçu sur le plateau de Bernard Pivot.

Je n’avais jamais entendu parler de ce type qui a vraiment existé, amant du marchand d’art Fernand Legros, et dont la vie mériterait un film, et même mieux : ce roman.

Simon Roy en vient à dire que le vrai chef-d’œuvre de Lessard est peut-être en fait ce livre, L’amour du faux, car on ne sait même pas si Réal Lessard a vraiment peint les fausses toiles qu’il s’attribue, ou seulement imité des signatures. On ne sait même pas s’il est encore en vie, car il a disparu dans la nature.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé de le trouver. Simon a appelé tous les Lessard de Mansonville, où l’homme est né, interrogé l’enquêteur du monde de l’art Alain Lacoursière, scruté les registres des décès. Il a aussi lu des livres sur de célèbres faussaires pour constater que « tout le monde se contredit ». Ce qui a permis à l’écrivain de s’amuser dans son roman à boucher avec de la fiction les trous des récits.

Je ne veux pas faire de mauvais jeu de mots, mais je lui dis que ce livre est une formidable crampe au cerveau – ce qui le fait rire. Et je pense : entre un père mythomane qui l’a abandonné et une mère souvent internée, en qui Simon Roy pouvait-il avoir confiance, en quoi pouvait-il croire ? Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il pouvait croire en l’art, mais c’est le seul endroit où le vrai et le faux n’ont pas d’importance et se liguent pour créer une nouvelle réalité.

Je n’étirerai pas la conversation pour ne pas fatiguer Simon, que je serrerai dans mes bras (Marianne aussi) avant de partir. Et puis, il y a plein de livres dans la cuisine à signer de la main de l’écrivain.

Je lui souhaite le plus beau lancement du monde.

Fait par un autre

Fait par un autre

Boréal

223 pages