Leurs visages, pétrifiés à jamais dans l’enfance, réapparaissent de temps en temps dans les médias depuis 37 ans.

Sébastien Métivier, Wilton Lubin, Maurice Viens.

Chaque fois, cela me ramène à une colère sourde et une terreur vécue par un quartier montréalais au beau milieu des années 1980.

J’ai rechuté dans mes souvenirs en écoutant la troisième saison de la balado L’ombre du doute de Stéphane Berthomet, intitulée Les enfants de novembre.

Ces trois garçons qui habitaient Centre-Sud et Hochelaga ont disparu le même jour, le 1er novembre 1984. C’était du jamais vu.

On a découvert plus tard le corps mutilé de Maurice Viens, qui n’avait que 4 ans, dans une maison abandonnée de Saint-Antoine-sur-Richelieu. Wilton Lubin, 12 ans, avait été étranglé et égorgé, et son corps jeté dans le fleuve. Sébastien Métivier, 8 ans, n’a jamais été retrouvé.

Encore aujourd’hui, personne n’a été accusé pour ces crimes sordides.

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J’avais 11 ans, j’habitais rue Champlain et la veille, on regardait le vidéoclip Thriller de Michael Jackson diffusé pour Halloween. Dans la journée, ma mère s’était déguisée en sorcière et avait reçu à la maison les enfants de l’école de mon petit frère. Maurice Viens était probablement parmi eux, car il allait à la même école que lui.

Mes amis et moi avons cherché le petit Maurice dans le quartier, scrutant les parcs et inspectant sous les balcons, en ce sinistre mois de novembre. Tout le monde était mobilisé, policiers et bénévoles.

Quand la nouvelle de la découverte du corps est sortie, avec d’atroces détails, la peur a saisi tout le quartier. Les parents terrorisés accompagnaient leurs enfants à l’école, matin et soir. Les histoires de Bonhomme Sept Heures ont été réactivées instantanément dans les esprits de Ville-Marie.

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À l’époque, Hochelaga et Centre-Sud étaient des quartiers pauvres et familiaux. Nous grandissions entourés d’alcooliques, de sniffeux de colle et d’exhibitionnistes aux grands manteaux. Avant d’aller jouer dehors, les mères nous faisaient répéter les consignes pour éviter les maniaques — n’accepte pas de bonbons d’inconnus, etc.

En 1984, j’ai eu l’impression qu’un tueur en série faisait des détours pour kidnapper des enfants dans ces coins de Montréal où la vie est dure et vaut moins cher qu’ailleurs.

Après avoir écouté Les enfants de novembre, consacré à ces cas qui ont horrifié le Québec, il semble clair que le tueur était proche.

Trop proche. LES tueurs, en fait — car il y en aurait eu plus d’un selon les hypothèses de la balado —, étaient probablement parmi nous.

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Je me suis tapé les neuf épisodes en une journée, car je ne rate rien de cette histoire qui m’obsède depuis 37 ans.

Je n’ai jamais accepté que les coupables de ces crimes n’aient pas été accusés. Imaginez les parents des victimes, qui attendent encore.

Mais je n’ai jamais perdu espoir, comme eux qui n’ont pas le choix. En particulier quand on a trouvé 20 ans plus tard l’assassin de la comédienne Denise Morelle, grâce aux développements sur l’ADN. Elle avait été tuée sauvagement rue Sanguinet, le 17 juillet 1984. Une année décidément morbide dans l’arrondissement de Ville-Marie.

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Ces actes de violence extrême disent quelque chose sur ces criminels souvent atteints de troubles graves de santé mentale, qui sont largués comme des bombes à retardement dans les quartiers difficiles, parce qu’ils sont pauvres, eux aussi.

Une manière pour moi de dire que les enfants étaient plus en danger dans Hochelaga qu’à Westmount, en général. Et compte tenu du jugement social envers les populations pauvres, nous arrivons pratiquement à un autre exemple du mot « systémique » ici. On n’a pas pris au sérieux les mères de Sébastien Métivier et de Wilton Lubin lorsqu’elles ont signalé la disparition de leurs fils.

Dans le premier épisode, la mère de Sébastien, Christiane Sirois, raconte que les policiers n’écoutaient pas ses arguments contre leur idée d’une fugue. L’un d’eux lui a lancé : « À quoi tu t’attends, une fille d’Hochelaga ? »

On entendait à l’époque des commentaires selon lesquels les mères du « bas de la ville » surveillaient mal leurs enfants.

Je ne suis pas la seule à être obsédée par cette série de meurtres. Stéphan Parent, qui avait 14 ans et habitait le quartier au moment des faits, a mené seul sa propre enquête citoyenne pendant des années, et réalisé en 2014 le documentaire Novembre 84. Stéphane Berthomet en fait son partenaire dans cette quête de nouveaux éléments, qui leur a demandé des mois. Berthomet, un journaliste qui a déjà été policier, a eu accès à des documents inédits, remis par une source confidentielle. Car il y a d’autres cas non résolus, avant et après le 1er novembre 1984, avec lesquels il est difficile de ne pas faire de liens. Notamment l’assassinat de Denis Roux-Bergevin en 1985, qui a de troublantes similitudes avec celui de Maurice Viens.

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Ce qu’on apprend dans cette balado a complètement changé mon regard sur les évènements.

Certes, il y avait des manquements dans les méthodes policières de l’époque, une concurrence entre corps policiers qui a mené à des pertes d’information et des erreurs qu’on n’a probablement pas voulu déterrer.

On apprend surtout que dès le départ, les policiers avaient dans leur ligne de mire des suspects très sérieux, mais dont certains étaient protégés légalement en raison de leur statut de « débiles mentaux » – pardonnez l’expression, mais c’est ce qu’on disait tel quel à l’époque.

Quatre noms sortent dans la balado, qui circulaient depuis le début :

Claude Quévillon, Marc Perron, Serge Gallien et Jean-Baptiste Duchesneau. Ils avaient tous de lourds casiers judiciaires ou psychiatriques. Aujourd’hui, seuls Serge Gallien et Marc Perron sont en vie. Duchesneau s’est suicidé en prison la veille d’un test de polygraphe.

Berthomet répertorie les adresses des victimes et des suspects sur une carte, au fil d’une décennie. « C’est comme s’ils vous entouraient », dit-il à Christiane Sirois.

Pour ma part, je commence à me demander si le quartier a été victime de la désinstitutionnalisation des hôpitaux psychiatriques.

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À l’épisode 7 des Enfants de novembre, j’ai été tétanisée. Berthomet a en sa possession l’enregistrement d’un interrogatoire de Claude Quévillon, qui donne froid dans le dos. L’homme est visiblement en crise psychotique, il évoque l’Antéchrist, il se frappe lui-même, s’invente un double maléfique. Il semble parler du fin fond de son enfer et finit par s’incriminer. Un témoignage irrecevable en cour, compte tenu de son état, mais qui recoupe un paquet de détails de l’enquête.

Quévillon habitait en colocation avec Perron.

Jacques Duchesneau, lieutenant à l’époque, était sur le terrain. On sent qu’il n’a jamais digéré ces évènements ni l’échec des dossiers. Berthomet avance l’idée que la police détenait probablement les bons suspects, mais qu’ils étaient dans « un cadre de santé publique qui a beaucoup nui aux options judiciaires ».

À cela, Jacques Duchesneau répond : « Oui, et qui ont récidivé, de toute évidence. Mais vous avez été policier, dit-il à Berthomet. Ce n’est pas la première fois qu’on arrête quelqu’un, qu’on l’amène devant le tribunal et qu’ils le mettent dehors. Peut-être que ça explique pourquoi on est traumatisés par des causes comme celles-là. »

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Ça fait 37 ans que je garde espoir que ces dossiers aboutissent, et Les enfants de novembre, peut-être le récapitulatif le plus précis qui existe sur l’affaire et qui ouvre plein de pistes, pourrait y contribuer. On le doit en premier aux familles des victimes. Mais aussi à toutes les familles de Ville-Marie.

Écoutez la balado