Dans le monde pré-internet, les ados n’avaient pas de téléphones intelligents ou Netflix pour passer le temps. Nous meublions les heures n’importe comment. Par exemple en regardant Bob Ross peindre ses toiles en 30 minutes à l’émission The Joy of Painting à PBS, après avoir fumé un joint. On riait de sa coupe de cheveux – qui était une permanente soigneusement entretenue, comme on allait l’apprendre plus tard – tout en étant complètement fascinés par les paysages qu’il créait sous nos yeux, en susurrant des perles de sagesse, un écureuil sur son épaule. On dit souvent aujourd’hui que ses émissions étaient de l’ASMR avant la lettre. Le seul stress que procurait The Joy of Painting était de voir si Bob allait finir sa toile à temps, ce qu’il réussissait chaque fois.

Quand Bob Ross se trompait, il transformait son erreur en autre chose sur la toile, et disait ce qui allait devenir une phrase fétiche : « Nous ne faisons pas d’erreurs, seulement des accidents heureux. » J’ai cette phrase imprimée sur un t-shirt de Bob Ross que j’adore, reçu en cadeau, mais je ne serais plus très à l’aise de le porter après avoir vu le documentaire Bob Ross – Happy Accidents, Betrayal ans Greed (Bob Ross – Aucune ombre au tableau ? en français), de Joshua Rofé, sur Netflix.

C’est d’ailleurs sur Netflix et YouTube, où l’on a retrouvé ses émissions, que le peintre joyeux a connu une seconde vie auprès de nouvelles générations et amateurs de slow TV, pour ainsi devenir indéniablement une icône de la culture populaire, ce qu’il était déjà quand il a initié des hordes de peintres amateurs avec son émission diffusée de 1983 à 1994. En fait, Bob Ross, ancien militaire à jamais imprégné des paysages de l’Alaska où il a été en poste, ensuite reconverti en gourou de l’art accessible à tous, a convaincu tout le monde que n’importe qui pouvait faire de la peinture à l’huile, en utilisant la technique alla prima. Il avait été inspiré par Bill Alexander, un autre peintre qui animait une émission dans un tout autre style, et qui lui reprochera plus tard de l’avoir copié – ce que le documentaire n’aborde pas trop, mais il faut dire que c’est une technique qui existe depuis des siècles.

D’ailleurs, on découvre avec étonnement dans ce film le gros business et les rififis du monde de l’art amateur. Car Bob Ross est devenu un petit empire florissant, sous la bannière Bob Ross Inc. (BRI) qui vend des tonnes de produits dérivés à l’effigie du peintre, mort d’un cancer à 52 ans, en 1995.

Le réalisateur Joshua Rofé raconte comment cet empire est né et s’est retrouvé entre les mains du couple Annette et Walter Kowalski, amis et partenaires d’affaires de Bob Ross dès le début. Et ce n’est pas très joli. Depuis la mise en ligne du documentaire mercredi, les réseaux sociaux sont en feu et les fans de Ross, furieux, appellent au boycottage de tout ce qui sort de BRI.

Compte tenu du fait que cet homme vu comme un être doux et gentil, voire naïf et pur, suscite énormément d’amour, la haine n’en est que paradoxalement décuplée. Bob Ross Inc. a rapidement répliqué par un communiqué qui dénonce vertement la production, et rappelle que sans les Kowalski, le peintre n’aurait pas eu la carrière que l’on connaît, ce qui ne fait que rajouter de l’huile sur le feu.

Figure centrale du film, Steven, le fils de Bob Ross, qui a perdu son bras de fer judiciaire avec la famille Kowalski, n’a pas un mot à dire sur l’héritage de son père. Il estime que son histoire mérite d’être racontée, mais le documentaire souligne à gros traits que beaucoup de gens ont refusé de parler à la caméra par crainte de poursuites, les Kowalski étant, paraît-il, vite sur la gâchette dès qu’on touche un poil des cheveux frisé de Ross. On parle ici de pressions faites sur le peintre alors qu’il était pratiquement à l’agonie – il s’est marié à sa troisième femme deux mois avant sa mort –, de pratiques douteuses pour tasser la concurrence, d’usine à fric avec des produits commercialisés que Ross n’aurait pas approuvés… Rien d’illégal, mais quelque chose que le fils et des amis de Bob Ross trouvent moralement douteux.

Il faut avouer que de n’avoir aucun pouvoir sur la mémoire de son père, commercialisé en série sur un tas de produits, a de quoi rendre amer. Bob Ross aurait peint plus de 30 000 toiles dans sa courte vie, majoritairement possédées par les Kowalski, qui sont les seuls autorisés à les authentifier.

Au moins, on n’apprend pas que Bob Ross était un salaud, ce qui était la crainte de beaucoup quand le documentaire a été annoncé. Mais on se dit que rien n’échappe à la laideur de l’argent, même une vieille émission kitsch envers laquelle on avait développé une affection sincère. En attendant d’en savoir plus, parce que c’est une histoire qui aura forcément des développements, je vais porter mon t-shirt de Bob Ross seulement pour dormir.

Bob Ross – Aucune ombre au tableau ?, offert sur Netflix.