En 2011, les yeux de la planète étaient tournés vers l’hôtel Sofitel de New York, où Dominique Strauss-Kahn, directeur général du Fonds monétaire international (FMI), venait d’être arrêté à la suite de l’accusation d’agression sexuelle déposée par Nafissatou Diallo, une femme de chambre. C’était à la une des médias du monde entier, alors qu’il s’apprêtait à annoncer sa candidature à l’élection présidentielle française. Et aussi parce qu’il était le mari de l’une des femmes les plus célèbres de France : la journaliste Anne Sinclair.

Mais de cela, il est finalement peu question dans Passé composé, bien que cette affaire hante l’autobiographie d’Anne Sinclair qui admet, dès le début de notre entretien, avoir toujours peu considéré les mémoires de journalistes. Elle confie du même coup avoir l’impression, depuis 2011, de projeter deux images contradictoires auprès du public, soit celle de la célèbre journaliste et celle de la femme de DSK. Quand on est une fille qui a grandi devant le Canal 10, plus que TF1, c’est plutôt la deuxième image qui domine.

Mais la pandémie, ainsi que le temps qui a passé, a eu raison de son hésitation, m’explique-t-elle au bout du fil. Il y avait quelque chose à raconter de son parcours. « Parce que c’est le reflet d’une époque, d’un langage, d’une classe politique un peu disparue. »

Comme je ne voulais pas juste faire des mémoires sur l’émission 7 sur 7, j’ai décidé d’élargir et de raconter ma vie, d’où je viens, mon enfance, ma passion du journalisme. Cela aurait été très étrange que, parlant de l’ensemble de ma vie, je ne parle pas de ce sujet, mais ce n’était absolument pas ma motivation.

Anne Sinclair

Ainsi, elle raconte son enfance de fille unique, solitaire et surprotégée, entre un père qui l’adore et une mère très exigeante avec qui elle a toujours eu des rapports difficiles. « Mais je lui dois énormément. Sinon, j’aurais été seulement la fille de mon père, mise sur un piédestal, et je n’aurais jamais rien fait. Ma mère m’a obligée pour que j’avance. »

Percer l’écran

Et pour avancer, elle l’a fait. Anne Sinclair est une icône de la culture française, l’une des premières femmes journalistes à avoir percé l’écran dans des domaines qui étaient une chasse gardée masculine dans les années 1980. À 7 sur 7, elle a cuisiné les chefs d’État devant des millions de téléspectateurs à une époque où le public était plus captif qu’aujourd’hui. Elle préférait la radio, mais est devenue l’un des visages les plus connus de l’Hexagone. Lucide sur les circonstances de son ascension, qu’elle attribue à un paysage médiatique différent, elle semble presque en oublier son talent, parce qu’elle se méfie de la notoriété qui parfois, écrit-elle, « tient lieu de compétence » dans ce milieu. « On ne gagne pas à être arrogant, et il n’y a pas de quoi, surtout. La télévision, ce n’est pas la quintessence du métier de journaliste. »

Anne Sinclair estime qu’être minoritaire dans un monde d’hommes lui a donné un avantage, tout en avançant, dans son livre, avoir peut-être été une « femme alibi, qui cachait la forêt des discriminations ». « Du coup, on pouvait croire que les femmes étaient arrivées par le seul fait qu’il y avait des femmes connues qui exerçaient ce métier », dit-elle avec le recul.

Ça a été long en France jusqu’à ce que les femmes accèdent de manière égale aux hommes dans ce travail. En tout cas dans l’exercice du métier, mais pas forcément dans les responsabilités.

Anne Sinclair

À ce sujet, le livre contient quelques anecdotes misogynes avec des patrons qui font dresser le poil sur les bras, quand on est d’une autre génération, et plus particulièrement du Québec, on ne connaît pas trop les coulisses de la télé française de l’époque.

C’est peut-être ce qui empêche Anne Sinclair, malgré sa carrière flamboyante, de tomber dans le « c’était mieux avant ». « Je trouve que la jeune génération travaille bien, dit-elle. Elle a une formation beaucoup plus complète que ne l’était la mienne. En revanche, la profession de journaliste aujourd’hui est diluée par le fait que l’information elle-même est diluée. Cette information suinte de partout, notamment sur les réseaux sociaux, où tout vaut tout et n’importe quelle sottise que je dis vaut n’importe quelle chose intelligente que vous direz. »

Toujours à gauche

Passé composé, rempli de souvenirs à faire pâlir d’envie n’importe quel journaliste politique, est aussi un rappel de l’importance de ses origines juives, elle qui fut l’héritière de son grand-père maternel, Paul Rosenberg, marchand d’art à Paris. Le père d’Anne, Robert Schwartz, résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, a changé son nom pour Sinclair, qu’il a conservé après la Libération et qu’elle porte aujourd’hui.

Ce père adoré, qui lui a dit peu de temps avant sa mort, dans l’isoloir, lors des élections de 1978 : « Je me suis regardé dans la glace ce matin et me suis dit que je n’allais quand même pas, parce que je prends de l’âge, devenir un vieux con de droite. » Ce qu’elle décrit comme « une analyse sommaire, plus viscérale que raisonnable, mais dans laquelle je me reconnais jusqu’à ce jour ».

Passé composé est aussi une réaffirmation de sa foi en la gauche, malgré le fait qu’elle ait été rangée dans la « gauche caviar », et même si elle ne s’y reconnaît plus autant dans ses nouveaux habits.

C’est que j’appartiens à une gauche qui n’existe plus beaucoup. Une gauche sociale-démocrate plutôt modérée, et ce n’est plus du tout à la mode aujourd’hui.

Anne Sinclair

« Il faut être engagé de manière radicale. Il faut dénoncer l’homme blanc, et je ne suis pas sur cette longueur d’onde, même si je reconnais que le racisme existe toujours, et que la parole des femmes a gagné beaucoup avec #metoo, sur ce que vivent les femmes, dont bon nombre n’ont pas forcément les moyens de se défendre. Parce que, pour se défendre, il faut être libre, il faut pouvoir tenir tête, il faut pouvoir dire non, et il y a des tas de femmes qui ne sont pas en position de le faire. »

Dans l’œil du cyclone

Si elle se montre pudique dans son livre sur l’affaire DSK, celle qui a affronté les grands de ce monde pendant 13 ans, aux heures de grande écoute, n’esquive pas les questions sur le sujet. Avant le scandale, beaucoup ont été déçus qu’elle se retire momentanément du métier quand son mari est devenu ministre, mais elle a souvent expliqué qu’elle ne voulait pas être en conflit d’intérêts. Il m’arrive de penser que c’est ce choix, alors qu’elle était un modèle, qui a le plus choqué ses fans. Après 13 ans à l’antenne, elle voyait ça comme un sacrifice relatif.

« On n’est pas propriétaire à vie de son siège télévisé et on peut faire autre chose. J’ai créé un site internet, le Huffington Post, j’ai écrit des livres, je fais une émission sur la musique classique, je ne suis pas oisive. Ce n’est pas parce que j’ai voulu laisser la place à mon mari, mais parce que j’avais une très haute conscience de la liberté qui m’était donnée dans mon métier. Les gens allaient me voir avec un autre œil, et moi-même, je n’aurais pas été à l’aise de dire exactement ce que je pense à mon invité. C’est au contraire une preuve de liberté plutôt qu’une preuve d’asservissement. »

Avec ce que l’on a appelé « l’affaire DSK », Anne Sinclair a vécu un tourbillon médiatique démentiel et n’a pas lâché son mari dans la tempête, alors qu’il restait des squelettes dans le placard. « Je le dis le plus honnêtement du monde que je comprends qu’on ne comprenne pas. Je comprends que moi-même, j’aurais sans doute eu la même réaction. »

Ce que je comprends en lisant dans Passé composé ce qu’elle nomme « Le chapitre impossible », c’est qu’elle a vraiment aimé cet homme. « Je suis d’un naturel confiant, je ne surveille pas, et peut-être qu’en effet, j’ai été dans le déni. Je n’ai pas vu. Pourquoi ? Parce que j’avais un mari qui était assez précautionneux pour faire en sorte que les choses ne se sachent pas, et lui-même était soucieux de démentir quand j’avais le moindre soupçon, et il le faisait avec suffisamment de conviction pour que je le croie. »

Même si ça paraît étrange à beaucoup et qu’un certain nombre de femmes se sont insurgées en disant que ce n’était pas possible, que j’étais une collabo, une menteuse, je les laisse dire, je laisse faire, j’ai ma conscience pour moi. J’ai voulu être le plus honnête possible dans ce livre en disant que je comprends qu’on ne m’ait pas crue.

Anne Sinclair

Après des années à interroger des hommes de pouvoir, qu’a-t-elle appris sur eux et leurs dérives ? « Il y en a qui sont esclaves du pouvoir et de la notoriété, qui ont la volonté de s’y maintenir. La notoriété les rend invincibles, croient-ils. En fait, ils sont faillibles comme les autres, mais ils s’imaginent parfois avoir l’impunité pour eux, et que personne ne viendra leur demander des comptes, comme à n’importe quel citoyen. Ça, c’est la dérive de ceux qui sont pris au piège de la notoriété et du pouvoir. »

Malgré tout, il est manifeste que le public français a conservé son affection, sinon sa fascination, pour Anne Sinclair, aujourd’hui en couple avec l’historien Pierre Nora. Ce public est peut-être sa relation la plus durable, en fait. « Les gens sont très gentils, c’est vrai. Je le vois d’ailleurs avec les réactions sur ce livre en France. Beaucoup de femmes se reconnaissent dans mon parcours. Peut-être que, finalement, ils me trouvent sincère. »

Passé composé

Passé composé

Grasset

375 pages