C’est une vérité de La Palice que la littérature fait voyager. Nombreux sont les lecteurs qui ont choisi leurs destinations après avoir lu des romans qui les avaient fait rêver, et les plus toqués d’entre eux veulent souvent marcher dans les pas de leurs écrivains préférés, parfois même jusqu’à leurs tombes.

La ville de Paris, avec ses siècles de littérature, est un peu un paradis pour ça, quand on arpente ses rues mille fois décrites par les écrivains et qu’on visite ses célèbres cimetières – où j’ai déposé une fleur sur la tombe de Duras, laissé ma trace de rouge à lèvres sur l’étrange sphinx dédié à Oscar Wilde et fumé une clope sur la tombe de Gainsbourg.

Au Québec, les pèlerinages de lecteurs sont moins nombreux, mais ce n’était pas un obstacle pour la jeune lectrice que j’étais. Dans ma propre ville, j’ai testé les visites guidées consacrées à l’œuvre de Michel Tremblay, et chaque fois qu’un lieu est mentionné dans un roman, c’est à ce roman que je pense en passant devant. C’est aussi la littérature qui m’a transportée un jour à Trois-Pistoles, pour le lancement du livre La grande tribu de Victor-Lévy Beaulieu. En signe de protestation contre la disparition du rêve d’un pays indépendant et de la langue française en Amérique, l’écrivain, dans un geste théâtral, avait lancé son bouquin de 900 pages dans son poêle à bois, mais il avait tellement pris de court les journalistes qu’il avait dû brûler un deuxième exemplaire pour qu’on puisse faire une photo. Je peux vous dire qu’il faisait chaud dans la cabane à VLB après…

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Quand VLB a brûlé son livre La grande tribu (à l’arrière-plan, notre chroniqueuse Chantal Guy)

Quand j’ai voulu découvrir un peu le Québec à 20 ans, moi l’urbaine qui n’ai jamais appris à conduire, c’est tout naturellement les livres qui ont décidé de mes périples.

Première destination ? Québec, bien sûr, où habite mon grand ami Bruno. Jamais je n’oublierai l’émotion de cette ville d’une beauté rare qui m’est apparue sous la neige alors que j’arrivais en autocar. Ça ressemblait à la féerie des petites maisons dans des boules de verre qu’on agite pour faire bouger des flocons. Je pensais au Premier jardin d’Anne Hébert et aux romans de Jacques Poulin, sans savoir que j’allais des années plus tard interviewer celui-ci chez lui dans la capitale, salement grippée, et recevoir un mouchoir imbibé d’eucalyptus de l’écrivain pour dégager mes bronches.

Bruno s’est avéré un guide extraordinaire, me faisant découvrir l’architecture de sa ville, la vue sur le fleuve, la plus vieille église du pays, Notre-Dame-des-Victoires, et le chemin du Roy par où était passé le général de Gaulle lors de sa visite historique.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Rita Toulouse (Anne Létourneau) et Ovide (Gabriel Arcand) dans le film Les Plouffe de Gilles Carle

Mais notre projet de fou, alors que nous étions étudiants sans le sou, était de passer une nuit au Château Frontenac. Nous avons claqué toutes nos économies pour réaliser ce fantasme et boire des Singapore Sling comme Ovide et Rita Toulouse dans Les Plouffe de Roger Lemelin.

Pauvres comme nous étions et fébriles comme des débutantes à leur bal, nous n’étions pas loin de ressembler à ce couple romanesque improbable. « Rita Toulouse, excitée, l’entraînait car le maître d’hôtel venait à leur rencontre, souriant, et les évaluait d’un coup d’œil averti, peut-on lire dans le roman. La jeune fille semblait trop ravie, et ce petit homme sec, Ovide, était trop attentif à ses moindres mouvements. C’étaient des Québécois, bien sûr, des commis de magasin, probablement, qui se payaient une grande soirée au Château. Les pourboires ne seraient pas riches. Ce diagnostic valut au couple une table que personne ne voulait prendre à cause de la proximité d’une colonne. » Nous avons été plus chanceux, c’était la basse saison, et un peu ivres, nous reproduisions, hilares, les scènes du film de Gilles Carle qu’on connaît par cœur.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Le Château Frontenac

Mon autre lubie de voyage née de la littérature fut, à 22 ans, d’aller sur un coup de tête à Kamouraska, en hommage à Anne Hébert, qui était alors mon idole. J’ai trouvé une place en covoiturage avec quatre personnes, qui m’ont larguée au beau milieu du village. J’ai marché avec mon sac à dos jusqu’au Manoir Taché, parce qu’il n’était pas question que je dorme ailleurs que dans ce lieu chargé d’histoire qui a inspiré le sombre roman « de neige et de fureur » de l’écrivaine. Épuisée par le transport, j’y ai passé une première nuit remplie de rêves étranges, endormie sur l’exemplaire du livre. J’étais sur les lieux du crime, soit l’assassinat en 1839 d’Achille Taché, seigneur de Kamouraska, par Georges Holmes, pour les beaux yeux d’Éléonore d’Estimauville, devenus dans le roman Antoine Tassy, George Nelson et Élisabeth d’Aulnières.

PHOTO FOURNIE PAR RADIO-CANADA

Le Manoir Taché, à Kamouraska

Sur le site, on pouvait voir encore les décors du téléroman Cormoran de Pierre Gauvreau !

Mon complice Bruno, grand cinéphile, est venu me rejoindre pour intensifier mon pèlerinage. Il s’agissait cette fois de localiser les lieux qui avaient servi au tournage de Kamouraska de Claude Jutra. Nous avons ainsi trouvé l’une des demeures ancestrales utilisées pour le film, mais comme elle appartenait à un particulier, nous avons tourné autour comme des vautours, trop timides pour aller frapper à la porte et poser des questions. Nous avons fini par nous cacher dans un buisson pour la photographier et nous en aller ensuite en courant, en nous sentant comme des paparazzis un peu timbrés.

IMAGE FOURNIE PAR FRANCE CINÉMA PRODUCTIONS

Richard Jordan et Geneviève Bujold, dans une scène de Kamouraska

On ne sait jamais où la littérature peut nous mener, mais en ce qui me concerne, elle a toujours été en quelque sorte une boussole, même quand elle me fait perdre le Nord. Et ce n’est pas fini, car depuis quelque temps, je rêve d’aller un jour en territoire innu sur les traces de Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine…