L'horrible tuerie à l'école Sandy Hook de Newtown, au Connecticut, qui a fait une vingtaine de victimes, la plupart des enfants, a relancé plus que jamais le débat sur le contrôle des armes à feu aux États-Unis. De ce sujet passionnel chez nos voisins, on pensait avoir tout entendu. Or, nous avons appris cette semaine dans un article de Lee-Ann Goodman de La Presse Canadienne que les adeptes des théories du complot ont désormais cette tragédie dans leur ligne de mire. La tuerie n'aurait été qu'une vaste mise en scène organisée par l'administration Obama afin de resserrer plus facilement le contrôle sur les armes! Et ceux qui lancent cette délirante affirmation ont été surnommés les «Sandy Hook Truthers»...

On ne sait pas au juste quand, aux États-Unis, avoir un esprit critique vis-à-vis des médias de masse s'est transformé en absence d'esprit critique pour basculer dans la fabulation systématique dès qu'une nouvelle ne nous plaît pas. Mais on peut éviter de désespérer en observant le phénomène d'un autre angle.

Le dernier numéro de la revue littéraire L'inconvénient consacre un dossier complet aux théories du complot, et on y trouve un petit bijou d'humour et de finesse signé Louis Hamelin, «le conspirationnisme comme littérature de genre». Seul Louis Hamelin, qui a scruté à la loupe pendant des années les zones d'ombre de la crise d'Octobre pour les besoins de son roman La constellation du lynx, pouvait tenter de donner ses lettres de noblesse au genre, lui qui avouait avoir failli devenir fou pendant l'élaboration de cet ambitieux projet. C'est que le conspirationnisme est une drogue dure, qui procure une dangereuse ivresse. Dans le dossier de L'inconvénient, on trouve aussi une passionnante entrevue avec l'auteur de polar Jean-Jacques Pelletier (Les gestionnaires de l'Apocalypse), qui se défend de «sombrer» dans les théories du complot, puisque son seul désir est «d'y accéder»! «L'être humain peut difficilement supporter l'absence de sens, il trouve difficile d'accepter que son monde n'ait pas de raison d'être, explique-t-il. C'est pourquoi on résiste autant à la notion de contingence, ou à son équivalent scientifique: le hasard. Il est d'ailleurs révélateur que, dans l'acquisition des outils intellectuels, le hasard soit une des dernières notions que l'esprit humain apprend à maîtriser.»

«Il m'est arrivé de penser que nous avions un problème de perception avec les théories du complot: elles n'ont jamais, que je sache, été envisagées comme une catégorie artistique», écrit Louis Hamelin. S'appuyant sur les recherches du spécialiste Pierre-André Taguieff, il souligne la parenté évidente entre la littérature de fiction et les théories du complot. «Une autre caractéristique des thèses conspirationnistes réside, selon Taguieff, dans le fait qu'elles ne se réfutent pas. Elles résistent à la réfutation, s'en nourrissent, en font leur miel. On ne peut pas, non plus, réfuter un roman. Dans la littérature de fiction, le critère esthétique prime sur celui, volatil par nature, de l'authenticité. D'un point de vue romanesque, vérité personnelle et vérité historique représentent au mieux une plus-value. Comme l'oeuvre de fiction, une théorie du complot est donc d'abord «bonne» ou «mauvaise (c'est-à-dire: agréable à consommer ou non). Plutôt que fausse ou vraie...

Louis Hamelin rejoint ici la pensée d'Oscar Wilde sur l'art. Vues ainsi, les théories prennent une toute autre dimension dans nos esprits bousculés par les truthers. Cela permet de se calmer le pompon et de savourer leurs créations. Cet oncle ou cet ami qui vous bassine les oreilles depuis plus de 10 ans sur les attentats du 11-Septembre, voyez-le comme un authentique spécimen de l'espèce fabulatrice, un lecteur pénétré d'une oeuvre fort complexe, en fait.

Hamelin nomme trois traits que doit posséder une théorie du complot pour être respectée: elle n'a pas d'auteur («elle est une création collective, vouée par sa nature même à une forme de contagion intellectuelle»), elle bénéficie d'une diffusion (si vous êtes seul dans votre sous-sol à défendre une théorie, elle ne vaut rien) et enfin, elle doit avoir un minimum de vraisemblance.

Louis Hamelin prend le sujet au sérieux. On ne badine pas avec les théories du complot pas plus qu'avec la littérature. «Affirmer l'essence littéraire des théories du complot permet de les arracher pour de bon au domaine de l'élucubration lourdingue et de les investir de tout le mortel sérieux qui leur revient. Un bon roman est un exercice d'approfondissement de la réalité, sa lecture nous rend plus présent le monde qui nous entoure. Une bonne théorie du complot devrait accomplir exactement la même chose.»

Cerise sur le sundae, Hamelin dresse pour nous son palmarès des théories du complot, et l'on remarque tout de suite combien ce genre non reconnu pour sa valeur littéraire intrinsèque a une réelle influence dans nos vies. Car, volontairement ou non, nous nous sommes tous un jour frottés au genre. Dans son top 10: John F. Kennedy, DSK, Bobby Kennedy et Martin Luther King, Lady Di et Dodi Al-Fayed, le 11-Septembre, Pearl Harbor, la crise d'Octobre, l'affaire Moro, l'affaire Dominici et Roswell. Maintenant, osez avouer ne pas connaître au moins une des théories de cette liste. Même le plus rationnel des lecteurs se demande encore aujourd'hui qui a tué JFK, cette théorie étant la mère de toutes les théories du complot. La grille d'analyse de Louis Hamelin permet d'aborder le phénomène autrement et de jouir de sa paranoïa en l'encadrant. Selon cette grille, les Sandy Hook Truthers échouent au trait de la vraisemblance. Mais donnez leur le temps de polir leur oeuvre, et qui sait si la théorie de Newtown ne deviendra pas un nouveau best-seller du genre.