Le temps des Fêtes est propice au magasinage et au glandage. Il suffit d'une semaine de vacance à se laisser aller à toutes les tentations technos, sans ouvrir un livre, pour se poser encore des questions sur l'avenir de la lecture, même si nous avons donné des livres en cadeaux à Noël.

Pas d'angoisse, pas de funérailles prématurées, pas de nostalgie ni d'éloge du passé, simplement constater, et prendre des notes. Le livre va bien, on n'a probablement jamais autant publié - on s'en désole ou on s'en réjouit selon l'humeur - comme s'il fallait une armée de titres pour concurrencer une industrie culturelle dans laquelle se confondent depuis longtemps les arts et le divertissement. Selon les sondages, les Québécois passent en moyenne plus de 30 heures par semaine à regarder la télé traditionnelle ou en ligne. Ajoutons à cela le cinéma, les jeux vidéo et la navigation intensive sur le web, et l'on se demande bien où caser du temps de lecture dans nos horaires chargés. Notre temps de cerveau disponible est devenu un «Klondike» convoité où s'affrontent tous les «producteurs de contenus», et cela sans ligne directrice générale. Car s'il y a un Plan Nord pour nos ressources naturelles, il n'y a pas de Plan Neurones pour nos ressources mentales, qui ne sont pas plus illimitées que les naturelles.

Mais ce n'est pas par stupidité ou abrutissement que nous répondons à l'appel de ces séduisantes sirènes. Ce serait tout le contraire: c'est parce que nous sommes curieux et intelligents que nous succombons volontiers à toutes ces offres. Nous aimons être stimulés. Nous voulons être au courant et communiquer. Mais il y a stimulation et sur-stimulation. Après une journée de consommation d'informations provenant de différentes sources, remarquez comment votre esprit réagit en ouvrant un livre qui exige le monopole de votre concentration. Remarquez combien de minutes il vous faut pour que votre pensée cesse de sautiller dans tous les sens, que votre main arrête de chercher le iPhone qui sonne à chaque entrée de texto ou de courriel. On dirait bien que nous sommes tous affectés aujourd'hui par le trouble de déficit d'attention, qui nuit à cette activité particulière qu'est la lecture.

Et c'est bien ce qui inquiète les spécialistes de l'éducation. À ce propos, il faut lire l'éclairant dossier du numéro de septembre du magazine Philosophie, «Pourquoi nous n'apprendrons plus comme avant». Dans un entretien, Michel Serres affirme: «Les nouvelles technologies ne bouleversent pas seulement l'état du savoir, elles bouleversent le sujet du savoir.» Bref, c'est carrément la structure de notre pensée qui change.

Dans un essai qui l'a rendu célèbre, Nicholas Carr pose la question: «Internet rend-il bête?» et souligne ceci: «En effectuant plusieurs choses à la fois, on perd la capacité de distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas. On finit par s'intéresser uniquement à ce qui est «nouveau». On comprend alors pourquoi de nombreuses personnes sont gagnées par un désir boulimique de distractions, souhaitant collecter autant d'informations que possible, même quand il s'agit de broutilles.»

Il se pourrait bien que la société de demain soit faite d'autodidactes géniaux, hyper spécialisés dans leurs domaines de prédilection, mais incapables de vous citer de mémoire les dates de la Deuxième Guerre mondiale ou de vous dire qui est Molière sans recourir à Wikipédia. Cette inquiétude a d'ailleurs inspiré le dernier numéro de la revue Argument, «Sous peine d'être ignorants», dans lequel on s'interroge sur la disparition de la culture «générale», c'est-à-dire une culture commune qui nous relie les uns aux autres, où l'on s'entend sur certaines notions de base, oeuvres essentielles et dates historiques.

On le dit de plus en plus, ce qui est menacé est ce que l'on nomme la «lecture profonde» - rien à voir avec la qualité du livre, mais bien plus avec la qualité de la lecture. L'Américaine Maryanne Wolf, spécialiste du développement de l'enfant, auteure de Proust and the Squid, donne une belle définition de cette notion dans le magazine Philosophie: «Observer ce qui se présente à nous et ensuite éprouver le désir de penser par nous-mêmes, d'interpréter, d'analyser, d'apposer un regard critique, c'est tout cela que j'appelle la lecture profonde. C'est un lieu propice à l'épiphanie, l'apparition de ce qui était auparavant caché. L'épiphanie ne se produit pas dans la cacophonie, mais bien plutôt dans le sanctuaire de vos pensées les plus profondes. La lecture est ainsi à la fois issue d'un miracle - celui à l'oeuvre dans l'organisation du cerveau - et à l'origine de miracles puisqu'elle vous permet d'aller au-delà de vos propres pensées!»

Le miracle, c'est aussi que les écrivains d'aujourd'hui soient encore capables d'aller au bout d'un manuscrit malgré cette cacophonie. Cette réalité a mené le site Poème Sale, lui même touché par les observations de Nicholas Carr, à un projet d'abécédaire intitulé Écrire contre le bavardage, où 52 auteurs répondront à cette question: «Comment les transformations de vos habitudes intellectuelles résultant de cet incessant vagabondage entre courriels, tweets, grandes lignes de l'actualité, blogues, extraits vidéo, podcasts, textos, etc. ont-elles influencé votre pratique d'écriture?». Nous pourrons lire les réponses du 1er au 26 février... sur le site web.

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