Le savoir universel au bout d'un clic? C'est le grand rêve humaniste de l'internet. En dépit de la porno, des niaiseries, et du spam qui a pu en découler. Or, cette semaine a été rendu un jugement important dans la course à cette bibliothèque d'Alexandrie virtuelle, menée par Google, qui était parvenue à une entente en 2008 avec la Guilde des auteurs et l'Association des éditeurs américains.

«L'accord prévoyait que Google verse 125 millions pour rémunérer les auteurs dont les oeuvres auraient été numérisées sans autorisation, et établisse un Fonds de droits du livre assurant un revenu aux auteurs acceptant que leurs livres soient numérisés», rapporte l'AFP. Le juge fédéral a estimé que cet accord donnait à Google «le contrôle du marché de la recherche» et n'avait pas envie de «récompenser» le géant pour avoir numérisé des ouvrages sans autorisation.

Il faut se rendre à l'évidence: alors que sévit toujours une guerre sans merci entre les entreprises fabriquant nos technologies et l'architecture de la Toile, le prochain Far West sera celui des contenus. Il faudra bien nourrir la bête, au fur et à mesure que se stabiliseront les supports - à ce sujet, rien n'est moins sûr.

Il se joue au-dessus de nos têtes quelque chose qui dépasse les simples droits d'auteur - droits qui, de toute façon, après un certain temps, tombent dans le domaine public. Il s'agit justement du mot «universel» associé au savoir. Apologie du livre. Demain, aujourd'hui, hier, le récent essai de Robert Darnton, historien du livre et ardent défenseur d'une Alexandrie virtuelle, est éclairant pour comprendre l'affrontement actuel entre la justice et Google. Darnton est un enthousiaste pondéré, un idéaliste pratique et un nostalgique progressiste. Il rappelle que présentement, seul Google a les reins assez solides pour se lancer dans une telle entreprise que de numériser tous les livres des grandes bibliothèques américaines - et peut-être, demain, du monde. Personne n'est contre le progrès, mais est-ce vraiment rassurant de remettre entre les mains d'une entreprise privée un monopole d'une telle ampleur? Pensez-y: l'ingéniosité, la sueur et le travail de tous les acteurs du livre depuis Gutenberg entre les mains d'une seule entreprise?

Plus que toutes les autres merveilles du monde, les bibliothèques sont les grands monuments démocratiques de notre histoire. Elles appartiennent presque toutes à la collectivité, ne sont pas régies par les lois du marché et du profit, malgré les subventions fluctuant au gré des priorités gouvernementales. C'est un choix que nous avons fait afin que quiconque dans nos sociétés puisse avoir accès au savoir gratuitement. Dans ce projet à faire rêver n'importe quel chercheur, personne n'a envie de mettre des bâtons dans les roues des pionniers, mais il faut être très prudent pour que le bien public ne devienne pas la cinquième roue du carrosse.

Il ne s'agit pas seulement d'une question d'accessibilité, rappelle Darnton. L'immense effort déployé pour la numérisation des documents ne doit pas nuire à leur conservation. La technologie, bien qu'enthousiasmante, nous a surtout prouvé à quel point les supports sont éphémères - nos portefeuilles en souffrent, d'ailleurs. Notre mémoire aussi. Essayez de retrouver vos écrits de jeunesse sur les disquettes molles ou dures, vous constaterez le défi. «Le désir obsessionnel de créer de nouveaux médias a inhibé les efforts pour préserver les anciens, écrit Darnton. Il n'est pas de meilleur mode de conservation que le papier imbibé d'encre, en particulier celui fabriqué avant le XIXe siècle, à l'exception des textes écrits sur parchemin ou gravés dans la pierre. Le meilleur système de conservation jamais inventé est le bon vieux livre de l'époque prémoderne.»

Hier, les puissants craignaient que le savoir se retrouve entre les mains de tous, sans contrôle - avec Gutenberg est née aussi la censure. Aujourd'hui, nous pouvons craindre que le savoir appartenant à tous se retrouve entre les mains d'un seul. Google n'est pas le Grand Satan, mais il ne faudrait peut-être pas lui donner les moyens de le devenir. Ce savoir qu'on veut numériser, pour le bien de tous, il ne faut jamais oublier qu'il appartient à l'Humanité, et pas à Google.