Qui dicte vraiment le programme culturel au Québec? La question mérite d'être posée. Car selon quantité d'animateurs et de commentateurs, le Québec croulerait sous la domination d'artistes pointus, d'intellectuels déconnectés, d'écrivains chiants et illisibles, bref, d'une bande d'élitistes méprisant les vrais intérêts du peuple.

Mais qui tient vraiment le micro? Qui voit-on à la télé? Qui fait la une des magazines et des journaux? Qui détient les cordons de la bourse? Cette «élite» supposément méprisante? Plutôt celle qui la méprise, en fait. Mais la responsabilité de la situation sera rejetée sur le dos du peuple, qui l'a toujours eu large, comme on sait. N'est-ce pas lui qui décide? Rien n'est moins sûr.

On n'est pas dominant quand on publie à quelques centaines d'exemplaires comme les revues littéraires Liberté ou L'inconvénient. Est-ce que cela veut dire pour autant qu'on n'est pas pertinent? C'est ce que semble croire Patrimoine canadien en mettant fin au programme d'aide aux revues culturelles dont le tirage est de moins de 5000 exemplaires. Or, les voix dissidentes sont rarement les plus bruyantes, justement parce qu'elles sont en marge. Et ce sont pourtant à elles qu'on veut fermer le clapet dans le grand bavardage public. Tant pis pour ceux qui voudraient entendre autre chose!

En ce sens, le dernier numéro de la revue Liberté affiche un titre d'une grande actualité: «Attention! Un élitisme peut en cacher un autre». Cette supposée élite snob qu'on fustige à gauche et à droite pourrait masquer la vraie dans les discours, soit celle qui l'attaque - en la ridiculisant ou, plus efficace encore, en l'ignorant. Les gens de Liberté contre-attaquent assez violemment, et à peu près toutes les figures dominantes de l'espace culturel actuel et quantité de vedettes passent au tordeur. Oui, les Guy A. Lepage, Julie Snyder, Véronique Cloutier et Céline Dion...

Ce qui nous renvoie à la définition du «populaire». Dans ce dernier numéro, un texte passionnant et lumineux d'Olivier Kemeid, «De la culture en Amérique», rappelant une autre définition du mot par l'historien Lawrence W. Levine «qui emploie le terme au sens littéral, non esthétique: est populaire ce qui jouit d'un large public, toutes classes sociales confondues.» Kemeid raconte cette hallucinante histoire d'émeute à New York en 1849, à propos de la pièce Macbeth de Shakespeare. Le «bas» peuple ne supporte pas le jeu d'un Anglais que l'élite économique de la ville veut imposer. C'est la fracture sociale autour de Shakespeare, qui appartenait à tous. Il y aura 22 morts et 150 blessés. Et Shakespeare sera suffisamment embaumé pour que très rapidement, il devienne un cliché de l'élite, alors qu'auparavant, chacun s'en réclamait à sa façon. Le peuple s'était approprié le barde, qui était joué de toutes les manières, mais les bourgeois aimaient de moins en moins partager l'espace du théâtre avec tous ces gueux bruyants, capables de balancer des tomates (et beaucoup d'autres choses) aux acteurs qui se trompaient dans leurs répliques. Shakespeare est mort quand il est devenu snob, bien malgré lui.

C'est le genre de blessure dont ne se remet pas facilement la culture. Car, aujourd'hui, est snob et élitiste tout ce qui n'entre pas dans le populaire qui domine à peu près tout l'espace public - ça exclut beaucoup de monde, ça. Or, si l'on réfléchit à la définition de Levine, ce qui est populaire rejoint-il vraiment tout le monde? Plus précisément, est-ce que cela réunit toutes les couches de la société ou cela creuse-t-il les fossés encore plus?

Voilà quelques questionnements douloureux que vous trouverez dans le dernier numéro de Liberté, mais aussi dans L'inconvénient, qui propose un numéro sur «L'anatomie de l'homme cynique» - pas Diogène, mais le cynique contemporain. Et qui est-il? Selon Patrick Morneau, «plus souvent, il est dur avec les faibles et indulgent avec les puissants. (...) Le cynisme contemporain (ou le faux cynisme) est un cynisme de l'impuissance.»

Il y a une grande colère et une grande révolte dans les pages de Liberté et de L'inconvénient, mais de l'impuissance, aucune. Si vous avez vraiment envie d'entendre autre chose que le jacassement habituel...

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