Je n'ai pas envie de vous parler du 12 janvier.

Je l'ai déjà fait dans ce journal l'an dernier et chaque mot m'a semblé gorgé de larmes et de sang.

Je n'ai pas envie de vous parler du 12 janvier parce que tous les soirs, pendant un an, c'est ce jour-là que je revoyais avant de trouver péniblement le sommeil.

Je n'ai pas envie de vous parler du 12 janvier parce que vous aussi, vous avez vu ces images tourner en boucle et les reverrez encore aujourd'hui.

En revanche, j'ai envie de vous dire qu'Haïti a été un coup de foudre avant d'être un tremblement de terre. Que le pire de ce pays fait toujours de l'ombre à ce qu'il y a de meilleur. Qu'aimer Haïti est difficile parce que l'aimer vous fait mal. Mais il n'y a pas de passion sans douleur.

Je suis revenue sur ce sol potentiellement dangereux pour cesser de trembler. Je suis revenue pour un mois, pour eux et pour moi, malgré le choléra et toute la liste des peurs qui isolent éternellement ce pays. Je suis revenue pour aller à la rencontre de ce peuple dont la force et la dignité, il y a un an, recouvraient la mort, qui continue de lui voler la vedette. Je suis revenue parce que d'avoir vécu un événement hors de l'ordinaire ne fait pas de vous quelqu'un d'extraordinaire, mais de plus humble. Mon expérience personnelle du séisme n'a aucun sens et aucun intérêt si elle ne rejoint pas les centaines de milliers d'autres vécues au même moment.

Je suis revenue parce que j'avais besoin d'Haïti pour me retrouver.

L'an dernier, j'étais ici à la recherche de beauté et c'est encore ma quête. Mon combat contre l'horreur. J'ai découvert que je suis un peu comme les peintres haïtiens, capables de voir le merveilleux dans la cruelle réalité. D'aller au-delà de l'image de misère qui les enferme dans le cliché d'un peuple incapable, alors que tous les jours il réalise l'impossible.

Je n'ai pas envie de vous parler du 12 janvier parce que, depuis trois semaines, j'ai fait le plein d'autres images. La beauté, je l'ai vue partout sur mon chemin. Dans la vitalité formidable des Haïtiens, sans cesse en mouvement malgré le piétinement généralisé. En mangeant du lambi sur une route congestionnée sans autre lumière que celle des étoiles. Dans les tap-tap bondés où votre présence de Blanc suscite le fou rire. Dans les couleurs éclatantes des toiles d'art qui jurent contre les murs fissurés. Dans les conversations enflammées des jeunes qui veulent changer le monde. Dans le paysage époustouflant de la vallée de Jacmel à l'aube. Dans ces vieillards qui dansaient au bal du 1er janvier à la montagne. Dans la soupe joumou et le chocolat chaud qui vous replace l'estomac après la cuite. Dans l'humour noir que les Haïtiens maîtrisent comme personne. Dans la musique kompa qu'on entend à tous les coins de rue. Dans les enfants qui ne connaissent pas la peur du choléra. Dans cet accueil incroyablement généreux. Dans ce refus de la morbidité et de la culpabilité du survivant, puisque d'avoir survécu au goudougoudou est un cadeau des dieux qu'on doit respecter. Dans la rage d'exister, qui vaut mieux que tous les gémissements. Dans ce tragique espoir qui existe toujours malgré les déceptions innombrables, et que je partage maintenant.

Je n'ai pas envie de vous parler du 12 janvier. J'ai juste envie de vous dire qu'Haïti, à l'échelle de l'humanité, fait bien plus que 7 sur celle de Richter.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

La beauté, notre journaliste dit l'avoir vue partout sur son chemin. Entre autres, dans la vitalité formidable des Haïtiens, sans cesse en mouvement malgré le piétinement généralisé.