C'est un livre singulier et, pour moi, ce n'est évidemment pas une lecture ordinaire.

Ce n'était pas non plus le livre que Dany Laferrière avait prévu écrire après l'immense succès de L'énigme du retour, et la déferlante ayant suivi le prix Médicis.

En publiant, à peine plus de deux mois après le 12 janvier 2010, cette chronique du séisme intitulée Tout bouge autour de moi chez Mémoire d'encrier (en librairie mardi), Dany Laferrière est le premier écrivain à transformer cette tragédie en littérature. Certes, beaucoup d'écrivains ont écrit sur le sujet dans les journaux et magazines, mais Tout bouge autour de moi sera le premier livre à immortaliser le tremblement de terre qui a ravagé Haïti.

Il y en aura d'autres.

Comme le rappelle Dany, Haïti est un pays de peintres et de poètes, et cet événement égale en puissance selon lui la déclaration d'indépendance de la première république noire, le 1er janvier 1804. Cette victoire sans précédent, ignorée par l'Occident, «une punition qui a duré plus de deux siècles», écrit-il. «Rien n'est pire qu'être seul sur une île. Et voilà qu'aujourd'hui tous les regards se tournent vers Haïti. Durant les deux dernières semaines de janvier 2010, Haïti a été plus vu que pendant les deux derniers siècles.»

Cruelle entrée dans le monde, mais entrée tout de même. Les écrivains ne pourront pas passer à côté, comme il s'est construit toute une littérature autour des attentats du 11 septembre 2001. «Quand tout tombe, il reste la culture», a déclaré Dany sur le terrain de tennis de l'hôtel Karibe transformé en camping au lendemain de la catastrophe, quand je lui ai demandé s'il avait un «message» à transmettre. Cette phrase a été reprise partout, je l'ai vue affichée dans les librairies. Mais ce n'était pas juste une phrase pour la postérité; Dany sait de quoi il parle. À la dictature, les Haïtiens ont répondu par la culture, et ceux d'entre eux qui sont écrivains ont répondu à l'exil, qui est une forme de séisme dans l'existence, par l'écriture, en revenant au pays «par la fenêtre du roman», comme il l'a dit à propos de L'énigme du retour.

Il feront pareil avec le séisme, dont l'ampleur titanesque - «pendant une nuit, ce fut la révolution», note l'écrivain - vient peut-être de renverser la dictature jusque dans la littérature haïtienne même. On aura tout vu dans ce pays, mais on n'a pas encore tout lu.

Fissures

Un écrivain n'est jamais en congé. Quand je suivais Dany en Haïti, il avait toujours avec lui ce petit carnet noir rempli de notes, qui m'intriguait beaucoup. Il ne l'a pas lâché depuis le 12 janvier 2010, au contraire. De là est né Tout bouge autour de moi, dont la forme ressemble beaucoup à un carnet de notes écrites à chaud. En le lisant, j'ai eu l'impression de fouiner dans son journal intime.

Je l'avoue humblement, je ne peux pas être objective envers ce livre. J'y ai appris minute par minute ce que Dany et ses amis ont vécu à l'hôtel Karibe, pendant que j'étais à l'hôtel Villa Créole. Chaque personne sur place était si isolée dans sa propre terreur pendant l'interminable minute de 16 h 53 que chacune pourrait en faire le récit seconde par seconde, et pas une ne se ressemblerait. Je peux seulement vous dire que la description du séisme par Dany est terriblement juste, que certains passages n'ont fait que confirmer des émotions qui sont toujours aussi vives en moi presque trois mois après.

Ce qu'il y a de nouveau, par contre, c'est la fébrilité, qui n'était pas la marque de ce dandy dans l'âme. Normal, puisque ce livre a été écrit dans l'urgence. Et qu'il révèle une nouvelle mesure du temps chez lui. «Pendant ces 10 secondes, j'étais un arbre, une pierre, un nuage, ou le séisme lui-même. Ce qui est sûr, c'est que je n'étais plus le produit d'une culture. J'étais dans le cosmos. Les plus précieuses secondes de ma vie.»

On s'étonne ou l'on est agacé de voir Dany Laferrière partout - moi, cela m'inquiète chaque fois que je le croise entre deux avions ou de multiples apparitions, car je me demande comment il trouve le temps de récupérer. Il explique dans son livre: «Je compte me dépenser jusqu'à épuisement. C'était la condition de mon départ d'Haïti.» Un départ que certains, du confort de leur salon, lui ont reproché.

Tout bouge autour de moi fait assurément partie de cette dépense, quoique l'écrivain ne pouvait résister à l'appel de l'écriture face à une telle catastrophe. Il dit l'avoir écrit pour ceux qui n'étaient pas présents, pour ceux qui n'écrivent pas, pour empêcher que le mot «malédiction» ne vienne «gangréner» le discours autour de Haïti, pour ne pas laisser la parole seulement aux vautours, parce que «Haïti a besoin d'énergie nouvelle et non de larmes», pour remettre certaines idées en place puisque tout le monde a son idée pour la suite.

Mais aussi parce que «tant que j'écris, rien ne bouge. L'écriture empêche les choses de se briser».

Car en effet, la faille sismique qui s'est réveillée en Haïti a prolongé ses tentacules jusqu'au coeur des gens. «On n'a pas idée de ce qui nous attend dans les prochaines années, écrit-il. Les gens, comme les maisons, se situent dans ces trois catégories: ceux qui sont morts, ceux qui sont gravement blessés, et ceux qui sont profondément fissurés à l'intérieur et qui ne le savent pas encore. Ces derniers sont les plus inquiétants.»

Oui, écrire. Pour éviter de tomber en miettes.

 

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

«Quand tout tombe, il reste la culture», a déclaré Dany sur le terrain de tennis de l'hôtel Karibe transformé en camping au lendemain de la catastrophe, quand je lui ai demandé s'il avait un «message» à transmettre.